• LETTRE ENCYCLIQUE
    ECCLESIA DE EUCHARISTIA
    DU SOUVERAIN PONTIFE
    JEAN-PAUL II
    AUX ÉVÊQUES
    AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
    AUX PERSONNES CONSACRÉES
    ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
    SUR L'EUCHARISTIE
    DANS SON RAPPORT À L'ÉGLISE 

      

      

    INTRODUCTION 

    1. L 'Église vit de l'Eucharistie (Ecclesia de Eucharistia vivit). Cette vérité n'exprime pas seulement une expérience quotidienne de foi, mais elle comporte en synthèse le cœur du mystère de l'Église. Dans la joie, elle fait l'expérience, sous de multiples formes, de la continuelle réalisation de la promesse: « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20). Mais, dans l'Eucharistie, par la transformation du pain et du vin en corps et sang du Seigneur, elle jouit de cette présence avec une intensité unique. Depuis que, à la Pentecôte, l'Église, peuple de la Nouvelle Alliance, a commencé son pèlerinage vers la patrie céleste, le divin Sacrement a continué à marquer ses journées, les remplissant d'espérance confiante. 

    À juste titre, le Concile Vatican II a proclamé que le Sacrifice eucharistique est « source et sommet de toute la vie chrétienne ».(1)« La très sainte Eucharistie contient en effet l'ensemble des biens spirituels de l'Église, à savoir le Christ lui-même, notre Pâque, le pain vivant, qui par sa chair, vivifiée par l'Esprit Saint et vivifiante, procure la vie aux hommes ».(2)C'est pourquoi l'Église a le regard constamment fixé sur son Seigneur, présent dans le Sacrement de l'autel, dans lequel elle découvre la pleine manifestation de son immense amour. 

    2. Au cours du grand Jubilé de l'An 2000, il m'a été donné de célébrer l'Eucharistie au Cénacle, à Jérusalem, là où, selon la tradition, elle a été accomplie pour la première fois par le Christ lui- même. Le Cénacle est le lieu de l'institution de ce très saint Sacrement. C'est là que le Christ prit le pain dans ses mains, qu'il le rompit et le donna à ses disciples en disant: « Prenez et mangez-en tous: ceci est mon corps, livré pour vous » (cf. Mt 26, 26; Lc 22, 19; 1 Co 11, 24). Puis il prit dans ses mains le calice du vin et il leur dit: « Prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » (cf. Mc 14, 24; Lc 22, 20; 1 Co 11, 25). Je rends grâce au Seigneur Jésus de m'avoir permis de redire au même endroit, dans l'obéissance à son commandement « Vous ferez cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19), les paroles qu'il a prononcées il y a deux mille ans. 

    Les Apôtres qui ont pris part à la dernière Cène ont-ils compris le sens des paroles sorties de la bouche du Christ? Peut-être pas. Ces paroles ne devaient se clarifier pleinement qu'à la fin du Triduum pascal, c'est-à-dire de la période qui va du Jeudi soir au Dimanche matin. C'est dans ces jours-là que s'inscrit le mysterium paschale; c'est en eux aussi que s'inscrit le mysterium eucharisticum

    3. L'Église naît du mystère pascal. C'est précisément pour cela que l'Eucharistie, sacrement par excellence du mystère pascal, a sa place au centre de la vie ecclésiale. On le voit bien dès les premières images de l'Église que nous donnent les Actes des Apôtres: « Ils étaient fidèles à écouter l'enseignement des Apôtres et à vivre en communion fraternelle, à rompre le pain et à participer aux prières » (2, 42). L'Eucharistie est évoquée dans la « fraction du pain ». Deux mille ans plus tard, nous continuons à réaliser cette image primitive de l'Église. Et tandis que nous le faisons dans la célébration de l'Eucharistie, les yeux de l'âme se reportent au Triduum pascal, à ce qui se passa le soir du Jeudi saint, pendant la dernière Cène, et après elle. En effet, l'institution de l'Eucharistie anticipait sacramentellement les événements qui devaient se réaliser peu après, à partir de l'agonie à Gethsémani. Nous revoyons Jésus qui sort du Cénacle, qui descend avec ses disciples pour traverser le torrent du Cédron et aller au Jardin des Oliviers. Dans ce Jardin, il y a encore aujourd'hui quelques oliviers très anciens. Peut-être ont-ils été témoins de ce qui advint sous leur ombre ce soir-là, lorsque le Christ en prière ressentit une angoisse mortelle et que « sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient jusqu'à terre » (Lc 22, 44). Son sang, qu'il avait donné à l'Église peu auparavant comme boisson de salut dans le Sacrement de l'Eucharistie, commençait à être versé. Son effusion devait s'achever sur le Golgotha, devenant l'instrument de notre rédemption: « Le Christ..., grand prêtre des biens à venir..., entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle » (He 9, 11-12). 

    4. L'heure de notre rédemption. Bien qu'il soit profondément éprouvé, Jésus ne se dérobe pas face à son « heure »: « Que puis-je dire? Dirai-je: Père, délivre-moi de cette heure? Mais non! C'est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci! » (Jn 12, 27). Il désire que les disciples lui tiennent compagnie, et il doit au contraire faire l'expérience de la solitude et de l'abandon: « Ainsi, vous n'avez pas eu la force de veiller une heure avec moi? Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26, 40-41). Seul Jean restera au pied de la Croix, à côté de Marie et des pieuses femmes. L'agonie à Gethsémani a été l'introduction de l'agonie sur la Croix le Vendredi saint. L'heure sainte, l'heure de la rédemption du monde. Quand on célèbre l'Eucharistie près de la tombe de Jésus, à Jérusalem, on revient d'une manière quasi tangible à son « heure », l'heure de la Croix et de la glorification. Tout prêtre qui célèbre la Messe revient en esprit, en même temps que la communauté chrétienne qui y participe, à ce lieu et à cette heure. 

    « Il a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts ».Aux paroles de la profession de foi font écho les paroles de la contemplation et de la proclamation: « Ecce lignum crucis in quo salus mundi pependit. Venite adoremus ». Telle est l'invitation que l'Église adresse à tous l'après-midi du Vendredi saint. Elle continuera à chanter ensuite durant le temps pascal en proclamant: « Surrexit Dominus de sepulcro qui pro nobis pependit in ligno. Alleluia ».

    5. « Mysterium fidei – Mystère de la foi! » Quand le prêtre prononce ou chante ces paroles, les fidèles disent l'acclamation: « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire ».

    Par ces paroles, ou par d'autres semblables, l'Église désigne le Christ dans le mystère de sa Passion, et elle révèle aussi son propre mystère: Ecclesia de Eucharistia. Si c'est par le don de l'Esprit Saint à la Pentecôte que l'Église vient au jour et se met en route sur les chemins du monde, il est certain que l'institution de l'Eucharistie au Cénacle est un moment décisif de sa constitution. Son fondement et sa source, c'est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est comme contenu, anticipé et « concentré » pour toujours dans le don de l'Eucharistie. Dans ce don, Jésus Christ confiait à l'Église l'actualisation permanente du mystère pascal. Par ce don, il instituait une mystérieuse « contemporanéité » entre le Triduum et le cours des siècles.

    Penser à cela fait naître en nous des sentiments de grande et reconnaissante admiration. Dans l'événement pascal et dans l'Eucharistie qui l'actualise au cours des siècles, il y a un « contenu » vraiment énorme, dans lequel est présente toute l'histoire en tant que destinataire de la grâce de la rédemption. Cette admiration doit toujours pénétrer l'Église qui se recueille dans la Célébration eucharistique. Mais elle doit accompagner surtout le ministre de l'Eucharistie. C'est lui en effet qui, en vertu de la faculté qui lui a été conférée par le sacrement de l'ordination sacerdotale, effectue la consécration. C'est lui qui prononce, avec la puissance qui lui vient du Christ du Cénacle, les paroles: « Ceci est mon corps, livré pour vous... Ceci est la coupe de mon sang versé pour vous... » Le prêtre prononce ces paroles, ou plutôt il met sa bouche et sa voix à la disposition de Celui qui a prononcé ces paroles au Cénacle et qui a voulu qu'elles soient répétées de génération en génération par tous ceux qui, dans l'Église, participent ministériellement à son sacerdoce.

    6. Par la présente encyclique, je voudrais raviver cette « admiration » eucharistique, dans la ligne de l'héritage du Jubilé que j'ai voulu laisser à l'Église par la lettre apostolique Novo millennio ineunte et par son couronnement marial Rosarium Virginis Mariæ. Contempler le visage du Christ, et le contempler avec Marie, voilà le « programme » que j'ai indiqué à l'Église à l'aube du troisième millénaire, l'invitant à avancer au large sur l'océan de l'histoire avec l'enthousiasme de la nouvelle évangélisation. Contempler le Christ exige que l'on sache le reconnaître partout où il se manifeste, dans la multiplicité de ses modes de présence, mais surtout dans le Sacrement vivant de son corps et de son sang. L'Église vit du Christ eucharistique, par lui elle est nourrie, par lui elle est illuminée. L'Eucharistie est un mystère de foi, et en même temps un « mystère lumineux ».(3)

    Chaque fois que l'Église la célèbre, les fidèles peuvent en quelque sorte revivre l'expérience des deux disciples d'Emmaüs: « Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent » (Lc 24, 31).

    7. Depuis que j'ai commencé mon ministère de Successeur de Pierre, j'ai toujours voulu donner au Jeudi saint, jour de l'Eucharistie et du sacerdoce, un signe d'attention particulière en envoyant une lettre à tous les prêtres du monde. Cette année, la vingt-cinquième de mon pontificat, je voudrais entraîner plus pleinement l'ensemble de l'Église dans cette réflexion eucharistique, et cela également pour remercier le Seigneur du don de l'Eucharistie et du sacerdoce: « Don et mystère ».(4) Si, en proclamant l'Année du Rosaire, j'ai voulu placer cette vingt-cinquième année sous le signe de la contemplation du Christ à l'école de Marie, je ne puis laisser passer ce Jeudi saint 2003 sans m'arrêter devant le « visage eucharistique » du Christ, montrant plus fortement encore à l'Église la place centrale de l'Eucharistie. C'est d'elle que vit l'Église. C'est de ce « pain vivant » qu'elle se nourrit. Comment ne pas ressentir le besoin d'exhorter tout le monde à en faire constamment une expérience renouvelée?

    8. Quand je pense à l'Eucharistie, tout en regardant ma vie de prêtre, d'évêque, de Successeur de Pierre, je me rappelle spontanément les nombreux moments et lieux où il m'a été donné de la célébrer. Je me souviens de l'église paroissiale de Niegowić, où j'ai exercé ma première charge pastorale, de la collégiale Saint-Florian à Cracovie, de la cathédrale du Wawel, de la basilique Saint-Pierre et des nombreuses basiliques et églises de Rome et du monde entier. J'ai pu célébrer la Messe dans des chapelles situées sur des sentiers de montagne, au bord des lacs, sur les rives de la mer; je l'ai célébrée sur des autels bâtis dans les stades, sur les places des villes... Ces cadres si divers de mes Célébrations eucharistiques me font fortement ressentir leur caractère universel et pour ainsi dire cosmique. Oui, cosmique! Car, même lorsqu'elle est célébrée sur un petit autel d'une église de campagne, l'Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l'autel du monde. Elle est un lien entre le ciel et la terre. Elle englobe et elle imprègne toute la création. Le Fils de Dieu s'est fait homme pour restituer toute la création, dans un acte suprême de louange, à Celui qui l'a tirée du néant. C'est ainsi que lui, le prêtre souverain et éternel, entrant grâce au sang de sa Croix dans le sanctuaire éternel, restitue toute la création rachetée au Créateur et Père. Il le fait par le ministère sacerdotal de l'Église, à la gloire de la Trinité sainte. C'est vraiment là le mysterium fidei qui se réalise dans l'Eucharistie: le monde, sorti des mains de Dieu créateur, retourne à lui après avoir été racheté par le Christ.

    9. L'Eucharistie, présence salvifique de Jésus dans la communauté des fidèles et nourriture spirituelle pour elle, est ce que l'Église peut avoir de plus précieux dans sa marche au long de l'histoire. Ainsi s'explique l'attention empressée qu'elle a toujours réservée au Mystère eucharistique, attention qui ressort de manière autorisée dans l'œuvre des Conciles et des Souverains Pontifes. Comment ne pas admirer les exposés doctrinaux des décrets sur la sainte Eucharistie et sur le saint Sacrifice de la Messe promulgués par le Concile de Trente? Au cours des siècles qui ont suivi, ces pages ont guidé la théologie aussi bien que la catéchèse, et elles sont encore une référence dogmatique pour le renouveau continuel et pour la croissance du peuple de Dieu dans la foi et l'amour envers l'Eucharistie. À une époque plus proche de nous, il faut mentionner trois encycliques: Miræ caritatis de Léon XIII (28 mai 1902),(5) Mediator Dei de Pie XII (20 novembre 1947) (6) et Mysterium fidei de Paul VI (3 septembre 1965).(7)

    Le Concile Vatican II n'a pas publié de document spécifique sur le Mystère eucharistique, mais il en a illustré les divers aspects dans l'ensemble de ses documents, spécialement dans la constitution dogmatique sur l'Église Lumen gentium et dans la constitution sur la sainte Liturgie Sacrosanctum concilium.

    Moi-même, dans les premières années de mon ministère apostolique sur la Chaire de Pierre, par la lettre apostolique Dominicæ cenæ (24 février 1980),(8) j'ai eu l'occasion de traiter certains aspects du Mystère eucharistique et de son incidence dans la vie de ceux qui en sont les ministres. Je reviens aujourd'hui sur ce sujet, avec un cœur encore plus rempli d'émotion et de gratitude, faisant en quelque sorte écho à la parole du psalmiste: « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait? J'élèverai la coupe du salut, j'invoquerai le nom du Seigneur » (Ps 116 [114-115], 12-13).

    10. Une croissance intérieure de la communauté chrétienne a répondu à ce souci d'annonce de la part du Magistère. Il n'y a pas de doute que la réforme liturgique du Concile a produit de grands bénéfices de participation plus consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au saint Sacrifice de l'autel. Par ailleurs, dans beaucoup d'endroits, l'adoration du Saint-Sacrement a une large place chaque jour et devient source inépuisable de sainteté. La pieuse participation des fidèles à la procession du Saint-Sacrement lors de la solennité du Corps et du Sang du Christ est une grâce du Seigneur qui remplit de joie chaque année ceux qui y participent. On pourrait mentionner ici d'autres signes positifs de foi et d'amour eucharistiques.

    Malheureusement, à côté de ces lumières, les ombres ne manquent pas. Il y a en effet des lieux où l'on note un abandon presque complet du culte de l'adoration eucharistique. À cela s'ajoutent, dans tel ou tel contexte ecclésial, des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite et la doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement. Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s'il n'allait pas au-delà du sens et de la valeur d'une rencontre conviviale et fraternelle. De plus, la nécessité du sacerdoce ministériel, qui s'appuie sur la succession apostolique, est parfois obscurcie, et le caractère sacramentel de l'Eucharistie est réduit à la seule efficacité de l'annonce. D'où, ici ou là, des initiatives œcuméniques qui, bien que suscitées par une intention généreuse, se laissent aller à des pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l'Église exprime sa foi. Comment ne pas manifester une profonde souffrance face à tout cela? L'Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions.

    J'espère que la présente encyclique pourra contribuer efficacement à dissiper les ombres sur le plan doctrinal et les manières de faire inacceptables, afin que l'Eucharistie continue à resplendir dans toute la magnificence de son mystère.

     

    CHAPITRE I

    MYSTÈRE DE LA FOI

    11. « La nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus » (1 Co 11, 23) institua le Sacrifice eucharistique de son Corps et de son Sang. Les paroles de l'Apôtre Paul nous ramènent aux circonstances dramatiques dans lesquelles est née l'Eucharistie, qui est marquée de manière indélébile par l'événement de la passion et de la mort du Seigneur. Elle n'en constitue pas seulement l'évocation, mais encore la re-présentation sacramentelle. C'est le sacrifice de la Croix qui se perpétue au long des siècles.(9) On trouve une bonne expression de cette vérité dans les paroles par les quelles, dans le rite latin, le peuple répond à la proclamation du « mystère de la foi » faite par le prêtre: « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus ».

    L'Église a reçu l'Eucharistie du Christ son Seigneur non comme un don, pour précieux qu'il soit parmi bien d'autres, mais comme le don par excellence, car il est le don de lui-même, de sa personne dans sa sainte humanité, et de son œuvre de salut. Celle-ci ne reste pas enfermée dans le passé, puisque « tout ce que le Christ est, et tout ce qu'il a fait et souffert pour tous les hommes, participe de l'éternité divine et surplombe ainsi tous les temps... ».(10)

    Quand l'Église célèbre l'Eucharistie, mémorial de la mort et de la résurrection de son Seigneur, cet événement central du salut est rendu réellement présent et ainsi « s'opère l'œuvre de notre rédemption ».(11)Ce sacrifice est tellement décisif pour le salut du genre humain que Jésus Christ ne l'a accompli et n'est retourné vers le Père qu'après nous avoir laissé le moyen d'y participer comme si nous y avions été présents. Tout fidèle peut ainsi y prendre part et en goûter les fruits d'une manière inépuisable. Telle est la foi dont les générations chrétiennes ont vécu au long des siècles. Cette foi, le Magistère de l'Église l'a continuellement rappelée avec une joyeuse gratitude pour ce don inestimable.(12) Je désire encore une fois redire cette vérité, en me mettant avec vous, chers frères et sœurs, en adoration devant ce Mystère: Mystère immense, Mystère de miséricorde. Qu'est-ce que Jésus pouvait faire de plus pour nous? Dans l'Eucharistie, il nous montre vraiment un amour qui va « jusqu'au bout » (cf. Jn 13, 1), un amour qui ne connaît pas de mesure.

    12. Cet aspect de charité universelle du Sacrement eucharistique est fondé sur les paroles mêmes du Sauveur. En l'instituant, Jésus ne se contenta pas de dire « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang », mais il ajouta « livré pour vous » et « répandu pour la multitude » (Lc 22, 19-20). Il n'affirma pas seulement que ce qu'il leur donnait à manger et à boire était son corps et son sang, mais il en exprima aussi la valeur sacrificielle, rendant présent de manière sacramentelle son sacrifice qui s'accomplirait sur la Croix quelques heures plus tard pour le salut de tous. « La Messe est à la fois et inséparablement le mémorial sacrificiel dans lequel se perpétue le sacrifice de la Croix, et le banquet sacré de la communion au Corps et au Sang du Seigneur ».(13)

    L'Église vit continuellement du sacrifice rédempteur, et elle y accède non seulement par un simple souvenir plein de foi, mais aussi par un contact actuel, car ce sacrifice se rend présent, se perpétuant sacramentellement, dans chaque communauté qui l'offre par les mains du ministre consacré. De cette façon, l'Eucharistie étend aux hommes d'aujourd'hui la réconciliation obtenue une fois pour toutes par le Christ pour l'humanité de tous les temps. En effet, « le sacrifice du Christ et le sacrifice de l'Eucharistie sont un unique sacrifice ».(14) Saint Jean Chrysostome le disait déjà clairement: « Nous offrons toujours le même Agneau, non pas l'un aujourd'hui et un autre demain, mais toujours le même. Pour cette raison, il n'y a toujours qu'un seul sacrifice. [...] Maintenant encore, nous offrons la victime qui fut alors offerte et qui ne se consumera jamais ».(15)

    La Messe rend présent le sacrifice de la Croix, elle ne s'y ajoute pas et elle ne le multiplie pas.(16) Ce qui se répète, c'est la célébration en mémorial, la « manifestation en mémorial » (memorialis demonstratio) (17) du sacrifice, par laquelle le sacrifice rédempteur du Christ, unique et définitif, se rend présent dans le temps. La nature sacrificielle du Mystère eucharistique ne peut donc se comprendre comme quelque chose qui subsiste en soi, indépendamment de la Croix, ou en référence seulement indirecte au sacrifice du Calvaire.

    13. En vertu de son rapport étroit avec le sacrifice du Golgotha, l'Eucharistie est un sacrifice au sens propre, et non seulement au sens générique, comme s'il s'agissait d'une simple offrande que le Christ fait de lui-même en nourriture spirituelle pour les fidèles. En effet, le don de son amour et de son obéissance jusqu'au terme de sa vie (cf. Jn 10, 17-18) est en premier lieu un don à son Père. C'est assurément un don en notre faveur, et même en faveur de toute l'humanité (cf. Mt 26, 28; Mc 14, 24; Lc 22, 20; Jn 10, 15), mais c'est avant tout un don au Père: « Sacrifice que le Père a accepté, échangeant le don total de son Fils, qui s'est fait “obéissant jusqu'à la mort” (Ph 2, 8), avec son propre don paternel, c'est-à-dire avec le don de la vie nouvelle et immortelle dans la résurrection ».(18)

    En donnant son sacrifice à l'Église, le Christ a voulu également faire sien le sacrifice spirituel de l'Église, appelée à s'offrir aussi elle-même en même temps que le sacrifice du Christ. Tel est l'enseignement du Concile Vatican II concernant tous les fidèles: « Participant au Sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine, et s'offrent eux-mêmes avec elle ».(19)

    14. La Pâque du Christ comprend aussi, avec sa passion et sa mort, sa résurrection, comme le rappelle l'acclamation du peuple après la consécration: « Nous célébrons ta résurrection ». En effet, le Sacrifice eucharistique rend présent non seulement le mystère de la passion et de la mort du Sauveur, mais aussi le mystère de la résurrection, dans lequel le sacrifice trouve son couronnement. C'est en tant que vivant et ressuscité que le Christ peut, dans l'Eucharistie, se faire « pain de la vie » (Jn 6, 35. 48), « pain vivant » (Jn 6, 51). Saint Ambroise le rappelait aux néophytes, en appliquant à leur vie l'événement de la résurrection: « Si le Christ est à toi aujourd'hui, il ressuscite pour toi chaque jour ».(20) Saint Cyrille d'Alexandrie, quant à lui, soulignait que la participation aux saints Mystères « est vraiment une confession et un rappel que le Seigneur est mort et qu'il est revenu à la vie pour nous et en notre faveur ».(21)

    15. Dans la Messe, la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ couronné par sa résurrection implique une présence tout à fait spéciale que – pour reprendre les mots de Paul VI – « on nomme “réelle”, non à titre exclusif, comme si les autres présences n'étaient pas “réelles”, mais par antonomase parce qu'elle est substantielle, et que par elle le Christ, Homme-Dieu, se rend présent tout entier ».(22) Ainsi est proposée de nouveau la doctrine toujours valable du Concile de Trente: « Par la consécration du pain et du vin s'opère le changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang ; ce changement, l'Église catholique l'a justement et exactement appelé transsubstantiation ».(23) L'Eucharistie est vraiment « mysterium fidei », mystère qui dépasse notre intelligence et qui ne peut être accueilli que dans la foi, comme l'ont souvent rappelé les catéchèses patristiques sur ce divin Sacrement. « Ne t'attache donc pas – exhorte saint Cyrille de Jérusalem – comme à des éléments naturels au pain et au vin, car ils sont, selon la déclaration du Maître, corps et sang. C'est, il est vrai, ce que te suggèrent les sens; mais que la foi te rassure ».(24)

    Nous continuerons à chanter avec le Docteur angélique: « Adoro te devote, latens Deitas ». Devant ce mystère d'amour, la raison humaine fait l'expérience de toute sa finitude. On voit alors pourquoi, au long des siècles, cette vérité a conduit la théologie à faire de sérieux efforts de compréhension.

    Ce sont des efforts louables, d'autant plus utiles et pénétrants qu'ils ont permis de conjuguer l'exercice critique de la pensée avec « la foi vécue » de l'Église, recueillie spécialement dans le « charisme certain de vérité » du Magistère et dans l'« intelligence intérieure des réalités spirituelles » à laquelle parviennent surtout les saints.(25) Il y a tout de même la limite indiquée par Paul VI: « Toute explication théologique, cherchant quelque intelligence de ce mystère, doit, pour être en accord avec la foi catholique, maintenir que, dans la réalité elle-même, indépendante de notre esprit, le pain et le vin ont cessé d'exister après la consécration, en sorte que c'est le corps et le sang adorables du Seigneur Jésus qui, dès lors, sont réellement présents devant nous sous les espèces sacramentelles du pain et du vin ».(26)

    16. L'efficacité salvifique du sacrifice se réalise en plénitude dans la communion, quand nous recevons le corps et le sang du Seigneur. Le Sacrifice eucharistique tend en soi à notre union intime, à nous fidèles, avec le Christ à travers la communion: nous le recevons lui-même, Lui qui s'est offert pour nous, nous recevons son corps, qu'il a livré pour nous sur la Croix, son sang, qu'il a « répandu pour la multitude, en rémission des péchés » (Mt 26, 28). Rappelons-nous ses paroles: « De même que le Père, qui est vivant, m'a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi » (Jn 6, 57). C'est Jésus lui-même qui nous rassure: une telle union, qu'il compare par analogie à celle de la vie trinitaire, se réalise vraiment. L'Eucharistie est un vrai banquet, dans lequel le Christ s'offre en nourriture. Quand Jésus parle pour la première fois de cette nourriture, ses auditeurs restent stupéfaits et désorientés, obligeant le Maître à souligner la vérité objective de ses paroles: « Amen, amen, je vous le dis: si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en vous » (Jn 6, 53). Il ne s'agit pas d'un aliment au sens métaphorique: « Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6, 55).

    17. À travers la communion à son corps et à son sang, le Christ nous communique aussi son Esprit. Saint Éphrem écrit: « Il appela le pain son corps vivant, il le remplit de lui-même et de son Esprit. [...] Et celui qui le mange avec foi mange le Feu et l'Esprit [...]. Prenez-en, mangez-en tous, et mangez avec lui l'Esprit Saint. C'est vraiment mon corps et celui qui le mange vivra éternellement ».(27) Dans l'épiclèse eucharistique, l'Église demande ce Don divin, source de tout autre don. On lit, par exemple, dans la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome: « Nous t'invoquons, nous te prions et nous te supplions: envoie ton Esprit Saint sur nous tous et sur ces dons, [...] afin que ceux qui y prennent part obtiennent la purification de l'âme, la rémission des péchés et le don du Saint Esprit ».(28) Et dans le Missel romain le célébrant demande: « Quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l'Esprit Saint, accorde-nous d'être un seul corps et un seul esprit dans le Christ ».(29) Ainsi, par le don de son corps et de son sang, le Christ fait grandir en nous le don de son Esprit, déjà reçu au Baptême et offert comme « sceau » dans le sacrement de la Confirmation.

    18. L'acclamation que le peuple prononce après la consécration se conclut de manière heureuse en exprimant la dimension eschatologique qui marque la Célébration eucharistique (cf. 1 Co 11, 26): « ... Nous attendons ta venue dans la gloire ». L'Eucharistie est tension vers le terme, avant- goût de la plénitude de joie promise par le Christ (cf. Jn 15, 11); elle est en un sens l'anticipation du Paradis, « gage de la gloire future ».(30) Dans l'Eucharistie, tout exprime cette attente confiante: « Nous espérons le bonheur que tu promets et l'avènement de Jésus Christ, notre Sauveur ».(31) Celui qui se nourrit du Christ dans l'Eucharistie n'a pas besoin d'attendre l'au-delà pour recevoir la vie éternelle: il la possède déjà sur terre, comme prémices de la plénitude à venir, qui concernera l'homme dans sa totalité. Dans l'Eucharistie en effet, nous recevons également la garantie de la résurrection des corps à la fin des temps: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle; et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6, 54). Cette garantie de la résurrection à venir vient du fait que la chair du Fils de l'homme, donnée en nourriture, est son corps dans son état glorieux de Ressuscité. Avec l'Eucharistie, on assimile pour ainsi dire le « secret » de la résurrection. C'est pourquoi saint Ignace d'Antioche définit avec justesse le Pain eucharistique comme « remède d'immortalité, antidote pour ne pas mourir ».(32)

    19. La tension eschatologique suscitée dans l'Eucharistie exprime et affermit la communion avec l'Église du ciel. Ce n'est pas par hasard que, dans les anaphores orientales ou dans les prières eucharistiques latines, on fait mémoire avec vénération de Marie, toujours vierge, Mère de notre Dieu et Seigneur Jésus Christ, des anges, des saints Apôtres, des glorieux martyrs et de tous les saints. C'est un aspect de l'Eucharistie qui mérite d'être souligné: en célébrant le sacrifice de l'Agneau, nous nous unissons à la liturgie céleste, nous associant à la multitude immense qui s'écrie: « Le salut est donné par notre Dieu, lui qui siège sur le Trône, et par l'Agneau! » (Ap 7, 10). L'Eucharistie est vraiment un coin du ciel qui s'ouvre sur la terre! C'est un rayon de la gloire de la Jérusalem céleste, qui traverse les nuages de notre histoire et qui illumine notre chemin.

    20. Une autre conséquence significative de cette tension eschatologique inhérente à l'Eucharistie provient du fait qu'elle donne une impulsion à notre marche dans l'histoire, faisant naître un germe de vive espérance dans le dévouement quotidien de chacun à ses propres tâches. En effet, si la vision chrétienne porte à regarder vers les « cieux nouveaux » et la « terre nouvelle » (cf. Ap 21, 1), cela n'affaiblit pas, mais stimule notre sens de la responsabilité envers notre terre.(33) Je désire le redire avec force au début du nouveau millénaire, pour que les chrétiens se sentent plus que jamais engagés à ne pas faillir aux devoirs de leur citoyenneté terrestre. Il est de leur devoir de contribuer, à la lumière de l'Évangile, à construire un monde qui soit à la mesure de l'homme et qui réponde pleinement au dessein de Dieu.

    Les problèmes qui assombrissent notre horizon actuel sont nombreux. Il suffit de penser à l'urgence de travailler pour la paix, de poser dans les relations entre les peuples des jalons solides en matière de justice et de solidarité, de défendre la vie humaine, de sa conception jusqu'à sa fin naturelle. Et que dire des mille contradictions d'un univers « mondialisé » où les plus faibles, les plus petits et les plus pauvres semblent avoir bien peu à espérer? C'est dans ce monde que doit jaillir de nouveau l'espérance chrétienne! C'est aussi pour cela que le Seigneur a voulu demeurer avec nous dans l'Eucharistie, en inscrivant dans la présence de son sacrifice et de son repas la promesse d'une humanité renouvelée par son amour. De manière significative, là où les Évangiles synoptiques racontent l'institution de l'Eucharistie, l'Évangile de Jean propose, en en illustrant ainsi le sens profond, le récit du « lavement des pieds », par lequel Jésus se fait maître de la communion et du service (cf. Jn 13, 1-20). De son côté, l'Apôtre Paul déclare « indigne » d'une communauté chrétienne la participation à la Cène du Seigneur dans un contexte de divisions et d'indifférence envers les pauvres (cf. 1 Co 11, 17-22. 27-34).(34)

    Proclamer la mort du Seigneur « jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Co 11, 26) implique, pour ceux qui participent à l'Eucharistie, l'engagement de transformer la vie, pour qu'elle devienne, d'une certaine façon, totalement « eucharistique ». Ce sont précisément ce fruit de transfiguration de l'existence et l'engagement à transformer le monde selon l'Évangile qui font resplendir la dimension eschatologique de la Célébration eucharistique et de toute la vie chrétienne: « Viens, Seigneur Jésus! » (Ap 22, 20).

     

    CHAPITRE II

    L'EUCHARISTIE ÉDIFIE L'ÉGLISE

    21. Le Concile Vatican II a rappelé que la Célébration eucharistique est au centre du processus de croissance de l'Église. En effet, après avoir dit que « l'Église, qui est le Règne du Christ déjà présent en mystère, grandit dans le monde de façon visible sous l'effet de la puissance de Dieu »(35) comme s'il voulait répondre à la question: « Comment grandit-elle? », il ajoute: « Chaque fois que se célèbre sur l'autel le sacrifice de la Croix, par lequel “le Christ, notre Pâque, a été immolé” (1 Co 5, 7), s'opère l'œuvre de notre rédemption. En même temps, par le Sacrement du pain eucharistique, est représentée et rendue effective l'unité des fidèles qui forment un seul corps dans le Christ (cf. 1 Co 10, 17) ».(36)

    Aux origines mêmes de l'Église, il y a une influence déterminante de l'Eucharistie. Les Évangélistes précisent que ce sont les Douze, les Apôtres, qui se sont réunis autour de Jésus, à la dernière Cène (cf. Mt 26, 20; Mc 14, 17; Lc 22, 14). C'est un point particulier très important, puisque les Apôtres « furent les germes du nouvel Israël et en même temps l'origine de la hiérarchie sacrée ».(37) En leur donnant son corps et son sang en nourriture, le Christ les unissait mystérieusement à son sacrifice qui devait se consommer sur le Calvaire peu après. Par analogie avec l'Alliance du Sinaï, scellée par le sacrifice et l'aspersion du sang,(38) les gestes et les paroles de Jésus à la dernière Cène posaient les fondements de la nouvelle communauté messianique, le peuple de la nouvelle Alliance.

    En accueillant au Cénacle l'invitation de Jésus: « Prenez et mangez... Buvez-en tous... » (Mt 26, 26. 28), les Apôtres sont entrés, pour la première fois, en communion sacramentelle avec Lui. À partir de ce moment-là, et jusqu'à la fin des temps, l'Église se construit à travers la communion sacramentelle avec le Fils de Dieu immolé pour nous: « Faites cela en mémoire de moi... Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11, 24-25; cf. Lc 22, 19).

    22. L'incorporation au Christ, réalisée par le Baptême, se renouvelle et se renforce continuellement par la participation au Sacrifice eucharistique, surtout par la pleine participation que l'on y a dans la communion sacramentelle. Nous pouvons dire non seulement que chacun d'entre nous reçoit le Christ, mais aussi que le Christ reçoit chacun d'entre nous. Il resserre son amitié avec nous: « Vous êtes mes amis » (Jn 15, 14). Quant à nous, nous vivons grâce à lui: « Celui qui me mangera vivra par moi » (Jn 6, 57). Pour le Christ et son disciple, demeurer l'un dans l'autre se réalise de manière sublime dans la communion eucharistique: « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jn 15, 4).

    En s'unissant au Christ, le peuple de la nouvelle Alliance, loin de se refermer sur lui-même, devient « sacrement » pour l'humanité,(39) signe et instrument du salut opéré par le Christ, lumière du monde et sel de la terre (cf. Mt 5, 13-16) pour la rédemption de tous.(40)La mission de l'Église est en continuité avec celle du Christ: « De même que le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (Jn 20, 21). C'est pourquoi, de la perpétuation du sacrifice du Christ dans l'Eucharistie et de la communion à son corps et à son sang, l'Église reçoit les forces spirituelles nécessaires à l'accomplissement de sa mission. Ainsi, l'Eucharistie apparaît en même temps comme la source et le sommet de toute l'évangélisation, puisque son but est la communion de tous les hommes avec le Christ et en lui avec le Père et l'Esprit Saint.(41)

    23. Par la communion eucharistique, l'Église est également consolidée dans son unité de corps du Christ. Saint Paul se réfère à cette efficacité unificatrice de la participation au banquet eucharistique quand il écrit aux Corinthiens: « Le pain que nous rompons, n'est-il pas communion au corps du Christ? Puisqu'il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (1 Co 10, 16- 17). Le commentaire de saint Jean Chrysostome est précis et profond: « Qu'est donc ce pain? C'est le corps du Christ. Que deviennent ceux qui le reçoivent? Le corps du Christ: non pas plusieurs corps, mais un seul corps. En effet, comme le pain est tout un, bien qu'il soit constitué de multiples grains qui, bien qu'on ne les voie pas, se trouvent en lui, tels que leur différence disparaisse en raison de leur parfaite fusion, de la même manière nous sommes unis les uns aux autres et nous sommes unis tous ensemble au Christ ».(42) L'argumentation est serrée: notre unité avec le Christ, qui est don et grâce pour chacun, fait qu'en lui nous sommes aussi associés à l'unité de son corps qui est l'Église. L'Eucharistie renforce l'incorporation au Christ, qui se réalise dans le Baptême par le don de l'Esprit (cf. 1 Co 12, 13.27).

    L'action conjointe et inséparable du Fils et de l'Esprit Saint, qui est à l'origine de l'Église, de sa constitution et de sa stabilité, est agissante dans l'Eucharistie. L'auteur de la Liturgie de saint Jacques en est bien conscient: dans l'épiclèse de l'anaphore, on prie Dieu le Père d'envoyer l'Esprit Saint sur les fidèles et sur les dons, afin que le corps et le sang du Christ « servent à tous ceux qui y participent [...] pour la sanctification des âmes et des corps ».(43) C'est le divin Paraclet qui raffermit l'Église par la sanctification eucharistique des fidèles.

    24. Le don du Christ et de son Esprit, que nous recevons dans la communion eucharistique, accomplit avec une surabondante plénitude les désirs d'unité fraternelle qui habitent le cœur humain; de même, il élève l'expérience de fraternité inhérente à la participation commune à la même table eucharistique jusqu'à un niveau bien supérieur à celui d'une simple expérience de convivialité humaine. Par la communion au corps du Christ, l'Église réalise toujours plus profondément son identité: elle « est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire le signe et l'instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain ».(44)

    Aux germes de désagrégation entre les hommes, qui, à l'expérience quotidienne, apparaissent tellement enracinés dans l'humanité à cause du péché, s'oppose la force génératrice d'unité du corps du Christ. En faisant l'Église, l'Eucharistie crée proprement pour cette raison la communauté entre les hommes.

    25. Le culte rendu à l'Eucharistie en dehors de la Messe est d'une valeur inestimable dans la vie de l'Église. Ce culte est étroitement uni à la célébration du Sacrifice eucharistique. La présence du Christ sous les saintes espèces conservées après la Messe – présence qui dure tant que subsistent les espèces du pain et du vin (45) – découle de la célébration du Sacrifice et tend à la communion sacramentelle et spirituelle.(46) Il revient aux pasteurs d'encourager, y compris par leur témoignage personnel, le culte eucharistique, particulièrement les expositions du Saint-Sacrement, de même que l'adoration devant le Christ présent sous les espèces eucharistiques.(47)

    Il est bon de s'entretenir avec Lui et, penchés sur sa poitrine comme le disciple bien-aimé (cf. Jn 13, 25), d'être touchés par l'amour infini de son cœur. Si, à notre époque, le christianisme doit se distinguer surtout par « l'art de la prière »,(48) comment ne pas ressentir le besoin renouvelé de demeurer longuement, en conversation spirituelle, en adoration silencieuse, en attitude d'amour, devant le Christ présent dans le Saint-Sacrement? Bien des fois, chers Frères et Sœurs, j'ai fait cette expérience et j'en ai reçu force, consolation et soutien!

    De nombreux saints nous ont donné l'exemple de cette pratique maintes fois louée et recommandée par le Magistère.(49) Saint Alphonse Marie de Liguori se distingua en particulier dans ce domaine, lui qui écrivait: « Parmi toutes les dévotions, l'adoration de Jésus dans le Saint-Sacrement est la première après les sacrements, la plus chère à Dieu et la plus utile pour nous ».(50)L'Eucharistie est un trésor inestimable: la célébrer, mais aussi rester en adoration devant elle en dehors de la Messe permet de puiser à la source même de la grâce. Une communauté chrétienne qui veut être davantage capable de contempler le visage du Christ, selon ce que j'ai suggéré dans les lettres apostoliques Novo millennio ineunte et Rosarium Virginis Mariæ, ne peut pas ne pas développer également cet aspect du culte eucharistique, dans lequel se prolongent et se multiplient les fruits de la communion au corps et au sang du Seigneur.

      

    CHAPITRE III

    L'APOSTOLICITÉ DE L'EUCHARISTIE
    ET DE L'ÉGLISE

    26. Si, comme je l'ai rappelé plus haut, l'Eucharistie édifie l'Église et l'Église fait l'Eucharistie, il s'ensuit que le lien entre l'une et l'autre est très étroit. C'est tellement vrai que nous pouvons appliquer au Mystère eucharistique ce que nous disons de l'Église quand, dans le symbole de Nicée-Constantinople, nous la confessons « une, sainte, catholique et apostolique ». Une et catholique, l'Eucharistie l'est également. Elle est aussi sainte, bien plus, elle est le très saint Sacrement. Mais c'est surtout vers son apostolicité que nous voulons maintenant porter notre attention.

    27. Expliquant que l'Église est apostolique, c'est-à-dire fondée sur les Apôtres, le Catéchisme de l'Église catholique discerne une triple signification de cette expression. D'une part, « elle a été et demeure bâtie sur “le fondement des Apôtres” (Ep 2, 20), témoins choisis et envoyés en mission par le Christ lui-même ».(51) À l'origine de l'Eucharistie, il y a aussi les Apôtres, non parce que le Sacrement ne remonterait pas au Christ lui-même, mais parce qu'il leur a été confié par Jésus et qu'il a été transmis par eux et par leurs successeurs jusqu'à nous. C'est en continuité avec l'action des Apôtres, obéissants à l'ordre du Seigneur, que l'Église célèbre l'Eucharistie au long des siècles.

    La deuxième signification de l'apostolicité de l'Église, indiquée par le Catéchisme, est qu'elle « garde et transmet, avec l'aide de l'Esprit qui habite en elle, l'enseignement, le bon dépôt, les saines paroles entendues des Apôtres ».(52) Selon ce deuxième sens aussi, l'Eucharistie est apostolique parce qu'elle est célébrée conformément à la foi des Apôtres. Au cours de l'histoire bimillénaire du peuple de la nouvelle Alliance, le Magistère ecclésiastique a précisé la doctrine eucharistique en diverses occasions, même en ce qui concerne sa terminologie exacte, et cela précisément pour sauvegarder la foi apostolique en ce très grand Mystère. Cette foi demeure inchangée, et il est essentiel pour l'Église qu'elle le demeure.

    28. Enfin, l'Église est apostolique en ce sens qu'« elle continue à être enseignée, sanctifiée et dirigée par les Apôtres jusqu'au retour du Christ grâce à ceux qui leur succèdent dans leur charge pastorale: le collège des évêques, “assisté par les prêtres, en union avec le successeur de Pierre, pasteur suprême de l'Église” ».(53) Succéder aux Apôtres dans la mission pastorale implique nécessairement le sacrement de l'Ordre, à savoir la suite ininterrompue des ordinations épiscopales valides, remontant jusqu'aux origines.(54) Cette succession est essentielle pour qu'il y ait l'Église au sens propre et plénier.

    L'Eucharistie exprime aussi ce sens de l'apostolicité. En effet, comme l'enseigne le Concile Vatican II, « les fidèles, pour leur part, en vertu de leur sacerdoce royal, concourent à l'offrande de l'Eucharistie »,(55) mais c'est le prêtre ordonné qui « célèbre le Sacrifice eucharistique en la personne du Christ et l'offre à Dieu au nom de tout le peuple ».(56) C'est pour cela que dans le Missel romain il est prescrit que ce soit le prêtre seul qui récite la prière eucharistique, pendant que le peuple s'y associe dans la foi et en silence.(57)

    29. L'expression, utilisée à maintes reprises par le Concile Vatican II, selon laquelle « celui qui a reçu le sacerdoce ministériel [...] célèbre le Sacrifice eucharistique en la personne du Christ »,(58)était déjà bien2 enracinée dans l'enseignement pontifical.(59) Comme j'ai déjà eu l'occasion de le préciser, in persona Christi « veut dire davantage que “au nom” ou “à la place” du Christ. In persona: c'est-à-dire dans l'identification spécifique, sacramentelle, au “grand prêtre de l'Alliance éternelle” qui est l'auteur et le sujet principal de son propre sacrifice, dans lequel il ne peut vraiment être remplacé par personne ».(60) Dans l'économie du salut voulue par le Christ, le ministère des prêtres qui ont reçu le sacrement de l'Ordre manifeste que l'Eucharistie qu'ils célèbrent est un don qui dépasse radicalement le pouvoir de l'assemblée et qui demeure en toute hypothèse irremplaçable pour relier validement la consécration eucharistique au sacrifice de la Croix et à la dernière Cène.

    Pour être véritablement une assemblée eucharistique, l'assemblée qui se réunit pour la célébration de l'Eucharistie a absolument besoin d'un prêtre ordonné qui la préside. D'autre part, la communauté n'est pas en mesure de se donner à elle-même son ministre ordonné. Celui-ci est un don qu'elle reçoit à travers la succession épiscopale qui remonte jusqu'aux Apôtres. C'est l'Évêque qui, par le sacrement de l'Ordre, constitue un nouveau prêtre, lui conférant le pouvoir de consacrer l'Eucharistie. C'est pourquoi « dans une communauté le mystère eucharistique ne peut être célébré par personne d'autre qu'un prêtre ordonné, comme l'a expressément déclaré le IVe Concile du Latran ».(61)

    30. La doctrine de l'Église catholique sur le ministère sacerdotal dans son rapport à l'Eucharistie ainsi que la doctrine sur le Sacrifice eucharistique ont fait l'objet, ces dernières décennies, de dialogues utiles dans le cadre de l'activité œcuménique. Il nous faut rendre grâce à la très sainte Trinité parce qu'il y a eu, dans ce domaine, des progrès significatifs et des rapprochements qui nous font espérer un avenir de pleine communion dans la foi. L'observation, faite par le Concile au sujet des différentes communautés ecclésiales apparues depuis le XVIe siècle et séparées de l'Église catholique, demeure encore tout à fait pertinente: « Bien que les communautés ecclésiales séparées de nous n'aient pas avec nous la pleine unité qui dérive du baptême et bien que nous croyions que, en raison principalement de l'absence du sacrement de l'Ordre, elles n'ont pas conservé la substance propre et intégrale du mystère eucharistique, néanmoins, lorsque dans la sainte Cène elles font mémoire de la mort et de la résurrection du Seigneur, elles professent que la vie dans la communion au Christ est signifiée par là et elles attendent son avènement glorieux ».(62)

    Les fidèles catholiques, tout en respectant les convictions religieuses de leurs frères séparés, doivent donc s'abstenir de participer à la communion distribuée dans leurs célébrations, afin de ne pas entretenir une ambiguïté sur la nature de l'Eucharistie et, par conséquent, manquer au devoir de témoigner avec clarté de la vérité. Cela finirait par retarder la marche vers la pleine unité visible. De même, on ne peut envisager de remplacer la Messe dominicale par des célébrations œcuméniques de la Parole, par des rencontres de prière avec des chrétiens appartenant aux communautés ecclésiales déjà mentionnées ou par la participation à leur service liturgique. De telles célébrations et ren- contres, louables en elles-mêmes en certaines circonstances, préparent à la pleine communion tant désirée, même eucharistique, mais elles ne peuvent la remplacer.

    Le fait que le pouvoir de consacrer l'Eucharistie ait été confié seulement aux Évêques et aux prêtres ne constitue aucunement une dépréciation du reste du peuple de Dieu, puisque, dans la communion de l'unique Corps du Christ qu'est l'Église, ce don rejaillit au bénéfice de tous.

    31. Si l'Eucharistie est le centre et le sommet de la vie de l'Église, elle l'est pareillement du ministère sacerdotal. C'est pourquoi, en rendant grâce à Jésus Christ notre Seigneur, je veux redire que l'Eucharistie « est la raison d'être principale et centrale du sacrement du sacerdoce, qui est né effectivement au moment de l'institution de l'Eucharistie et avec elle ».(63)

    Les activités pastorales du prêtre sont multiples. Si l'on pense aux conditions sociales et culturelles du monde actuel, il est facile de comprendre combien les prêtres sont guettés par le danger de la dispersion dans de nombreuses tâches différentes. Le Concile Vatican II a vu dans la charité pastorale le lien qui unifie leur vie et leurs activités. Elle découle, ajoute le Concile, « avant tout du Sacrifice eucharistique, qui est donc le centre et la racine de toute la vie du prêtre ».(64) On comprend alors l'importance pour la vie spirituelle du prêtre, autant que pour le bien de l'Église et du monde, de mettre en pratique la recommandation conciliaire de célébrer quotidiennement l'Eucharistie, « qui est vraiment, même s'il ne peut y avoir la présence de fidèles, action du Christ et de l'Église ».(65) De cette manière, le prêtre est en mesure de vaincre toutes les tensions qui le dispersent tout au long de ses journées, trouvant dans le Sacrifice eucharistique, vrai centre de sa vie et de son ministère, l'énergie spirituelle nécessaire pour affronter ses diverses tâches pastorales. Ainsi, ses journées deviendront vraiment eucharistiques.

    Du caractère central de l'Eucharistie dans la vie et dans le ministère des prêtres découle aussi son caractère central dans la pastorale en faveur des vocations sacerdotales. Tout d'abord, parce que la prière pour les vocations y trouve le lieu d'une très grande union avec la prière du Christ, grand prêtre éternel; mais aussi parce que le soin attentif apporté par les prêtres au ministère eucharistique, associé à la promotion de la participation consciente, active et fructueuse des fidèles à l'Eucharistie, constitue, pour les jeunes, un exemple efficace et un encouragement à répondre avec générosité à l'appel de Dieu. Ce dernier se sert souvent de l'exemple de charité pastorale zélée d'un prêtre pour répandre et faire grandir dans le cœur d'un jeune la semence de l'appel au sacerdoce.

    32. Tout cela montre combien est douloureuse et anormale la situation d'une communauté chrétienne qui, tout en ayant les caractéristiques d'une paroisse quant au nombre et à la variété des fidèles, manque cependant d'un prêtre pour la guider. En effet, la paroisse est une communauté de baptisés qui expriment et consolident leur identité surtout à travers la célébration du Sacrifice eucharistique. Mais pour cela la présence d'un prêtre est nécessaire, lui seul ayant le pouvoir d'offrir l'Eucharistie in persona Christi. Quand la communauté est privée de prêtre, on cherche à juste titre à y remédier d'une certaine manière, afin que se poursuivent les célébrations dominicales, et, dans ce cas, les religieux et les laïcs qui guident leurs frères et sœurs dans la prière exercent de façon louable le sacerdoce commun de tous les fidèles, fondé sur la grâce du Baptême. Mais de telles solutions ne doivent être considérées que comme provisoires, durant le temps où la communauté est en attente d'un prêtre.

    Le caractère sacramentellement inachevé de ces célébrations doit avant tout inciter l'ensemble de la communauté à prier avec une plus grande ferveur pour que le Seigneur envoie des ouvriers à sa moisson (cf. Mt 9, 38); il doit aussi l'inciter à mettre en œuvre tous les autres éléments constitutifs d'une pastorale vocationelle adaptée, sans céder à la tentation de chercher des solutions dans l'affaiblissement des exigences relatives aux qualités morales et à la formation exigées des candidats au sacerdoce.

    33. Lorsque, en raison du manque de prêtres, une participation à la charge pastorale d'une paroisse a été confiée à des fidèles non ordonnés, ceux-ci garderont présent à l'esprit que, comme l'enseigne le Concile Vatican II, « aucune communauté chrétienne ne s'édifie si elle n'a pas sa racine et son centre dans la célébration de la très sainte Eucharistie ».(66) Ils auront donc soin de maintenir vive dans la communauté une véritable « faim » de l'Eucharistie, qui conduit à ne laisser passer aucune occasion d'avoir la célébration de la Messe, en profitant même de la présence occasionnelle d'un prêtre, pourvu qu'il ne soit pas empêché de la célébrer par le droit de l'Église.

     

    CHAPITRE IV

    L'EUCHARISTIE ET LA COMMUNION ECCLÉSIALE

    34. En 1985, l'Assemblée extraordinaire du Synode des Évêques a vu dans « l'ecclésiologie de communion » l'idée centrale et fondamentale des documents du Concile Vatican II.(67) Durant son pèlerinage sur la terre, l'Église est appelée à maintenir et à promouvoir aussi bien la communion avec le Dieu Trinité que la communion entre les fidèles. À cette fin, elle dispose de la Parole et des Sacrements, surtout de l'Eucharistie, dont elle reçoit continuellement « vie et croissance » (68) et dans laquelle, en même temps, elle s'exprime elle-même. Ce n'est pas par hasard que le terme communion est devenu l'un des noms spécifiques de ce très grand Sacrement.

    L'Eucharistie apparaît donc comme le sommet de tous les Sacrements car elle porte à sa perfection la communion avec Dieu le Père, grâce à l'identification au Fils unique par l'action du Saint-Esprit. Avec une foi pénétrante, l'un des grands auteurs de la tradition byzantine exprimait cette vérité à propos de l'Eucharistie: « Ainsi ce mystère est parfait, à la différence de tout autre rite, et il conduit à la cime même des biens, puisque là se trouve aussi la fin suprême de tout effort humain. Car c'est Dieu lui-même que nous rencontrons en lui, et Dieu s'unit à nous de l'union la plus parfaite ».(69) C'est précisément pour cela qu'il est opportun de cultiver dans les cœurs le désir constant du Sacrement de l'Eucharistie. C'est ainsi qu'est née la pratique de la « communion spirituelle », heureusement répandue depuis des siècles dans l'Église et recommandée par de saints maîtres de vie spirituelle. Sainte Thérèse de Jésus écrivait: « Lorsque vous ne recevez pas la communion à la Messe que vous entendez, communiez spirituellement, c'est là une méthode très avantageuse [...]; vous imprimerez ainsi en vous un amour profond pour notre Seigneur ».(70)

    35. Toutefois, la célébration de l'Eucharistie ne peut pas être le point de départ de la communion, qu'elle présuppose comme existante, pour ensuite la consolider et la porter à sa perfection. Le Sacrement exprime ce lien de communion d'une part dans sa dimension invisible qui, dans le Christ, par l'action de l'Esprit Saint, nous lie au Père et entre nous, d'autre part dans sa dimension visible qui implique la communion dans la doctrine des Apôtres, dans les sacrements et dans l'ordre hiérarchique. Le rapport étroit qui existe entre les éléments invisibles et les éléments visibles de la communion ecclésiale est constitutif de l'Église comme Sacrement du salut.(71) C'est seulement dans ce contexte qu'il y a la célébration légitime de l'Eucharistie et la véritable participation à ce Sacrement. Il en résulte une exigence intrinsèque à l'Eucharistie: qu'elle soit célébrée dans la communion et, concrètement, dans l'intégrité des conditions requises.

    36. La communion invisible, tout en étant par nature toujours en croissance, suppose la vie de la grâce, par laquelle nous sommes rendus « participants de la nature divine » (2 P 1, 4), et la pratique des vertus de foi, d'espérance et de charité. En effet, c'est seulement ainsi que s'établit une vraie communion avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. La foi ne suffit pas; il convient aussi de persévérer dans la grâce sanctifiante et dans la charité, en demeurant au sein de l'Église « de corps » et « de cœur »; (72) il faut donc, pour le dire avec les paroles de saint Paul, « la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6).

    Le respect de la totalité des liens invisibles est un devoir moral strict pour le chrétien qui veut participer pleinement à l'Eucharistie en communiant au corps et au sang du Christ. Le même Apôtre rappelle ce devoir au fidèle par l'avertissement: « Que chacun, donc, s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe » (1 Co 11, 28). Avec toute la force de son éloquence, saint Jean Chrysostome exhortait les fidèles: « Moi aussi, j'élève la voix, je supplie, je prie et je vous supplie de ne pas vous approcher de cette table sainte avec une conscience souillée et corrompue. Une telle attitude en effet ne s'appellera jamais communion, même si nous recevions mille fois le corps du Seigneur, mais plutôt condamnation, tourment et accroissement des châtiments ».(73)

    Dans cette même perspective, le Catéchisme de l'Église catholique établit à juste titre: « Celui qui est conscient d'un péché grave doit recevoir le sacrement de la Réconciliation avant d'accéder à la communion ».(74) Je désire donc redire que demeure et demeurera toujours valable dans l'Église la norme par laquelle le Concile de Trente a appliqué concrètement la sévère admonition de l'Apôtre Paul, en affirmant que, pour une digne réception de l'Eucharistie, « si quelqu'un est conscient d'être en état de péché mortel, il doit, auparavant, confesser ses péchés ».(75)

    37. L'Eucharistie et la Pénitence sont deux sacrements intimement liés. Si l'Eucharistie rend présent le Sacrifice rédempteur de la Croix, le perpétuant sacramentellement, cela signifie que, de ce Sacrement, découle une exigence continuelle de conversion, de réponse personnelle à l'exhortation adressée par saint Paul aux chrétiens de Corinthe: « Au nom du Christ, nous vous le demandons: laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20). Si le chrétien a sur la conscience le poids d'un péché grave, l'itinéraire de pénitence, à travers le sacrement de la Réconciliation, devient le passage obligé pour accéder à la pleine participation au Sacrifice eucharistique.

    Évidemment, le jugement sur l'état de grâce appartient au seul intéressé, puisqu'il s'agit d'un jugement de conscience. Toutefois, en cas de comportement extérieur gravement, manifestement et durablement contraire à la norme morale, l'Église, dans son souci pastoral du bon ordre communautaire et par respect pour le Sacrement, ne peut pas ne pas se sentir concernée. Cette situation de contradiction morale manifeste est traitée par la norme du Code de Droit canonique sur la non-admission à la communion eucharistique de ceux qui « persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste ».(76)

    38. La communion ecclésiale, comme je l'ai déjà rappelé, est aussi visible, et elle s'exprime à travers les liens énumérés par le même Concile lorsqu'il enseigne: « Sont pleinement incorporés à la société qu'est l'Église ceux qui, ayant l'Esprit du Christ, acceptent intégralement son organisation et tous les moyens de salut qui ont été institués en elle et qui, par les liens que constituent la profession de foi, les sacrements, le gouvernement et la communion ecclésiastiques, sont unis, dans l'organisme visible de l'Église, avec le Christ qui la régit par le Souverain Pontife et les évêques ».(77)

    L'Eucharistie étant la plus haute manifestation sacramentelle de la communion dans l'Église, elle exige d'être célébrée aussi dans un contexte de respect des liens extérieurs de communion. De manière spéciale, parce qu'elle est « comme la consommation de la vie spirituelle et la fin de tous les sacrements »,(78) elle exige que soient réels les liens de la communion dans les sacrements, particulièrement le Baptême et l'Ordre sacerdotal. Il n'est pas possible de donner la communion à une personne qui n'est pas baptisée ou qui refuse la vérité intégrale de la foi sur le Mystère eucharistique. Le Christ est la vérité et rend témoignage à la vérité (cf. Jn 14, 6; 18, 37); le Sacrement de son corps et de son sang n'admet pas de mensonge.

    39. Par ailleurs, en raison du caractère même de la communion ecclésiale et du rapport qu'elle entretient avec le Sacrement de l'Eucharistie, il faut rappeler que « le Sacrifice eucharistique, tout en étant toujours célébré dans une communauté particulière, n'est jamais une célébration de cette seule communauté: celle-ci en effet, en recevant la présence eucharistique du Seigneur, reçoit l'intégralité du don du salut et, bien que dans sa particularité visible permanente, elle se manifeste aussi comme image et vraie présence de l'Église une, sainte, catholique et apostolique ».(79) Il en découle qu'une communauté vraiment eucharistique ne peut se replier sur elle-même, comme si elle était autosuffisante, mais qu'elle doit être en syntonie avec chaque autre communauté catholique.

    La communion ecclésiale de l'assemblée eucharistique est communion avec son Évêque et avec le Pontife romain. En effet, l'Évêque est le principe visible et le fondement de l'unité dans son Église particulière.(80) Il serait donc tout à fait illogique que le Sacrement par excellence de l'unité de l'Église soit célébré sans une véritable communion avec l'Évêque. Saint Ignace d'Antioche écrivait: « Que cette Eucharistie soit seule regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en a chargé ».(81) De la même manière, puisque « le Pontife romain, en qualité de successeur de Pierre, est le principe et le fondement permanents et visibles de l'unité, aussi bien des évêques que de la multitude des fidèles »,(82)la communion avec lui est une exigence intrinsèque de la célébration du Sacrifice eucharistique. De là vient la profonde vérité exprimée de diverses manières par la liturgie: « Toute célébration de l'Eucharistie est faite en union non seulement avec l'évêque, mais aussi avec le Pape, avec l'Ordre épiscopal, avec tout le clergé et le peuple tout entier. Toute célébration valide de l'Eucharistie exprime cette communion universelle avec Pierre et avec l'Église tout entière ou bien la réclame objectivement, comme dans le cas des Églises chrétiennes séparées de Rome ».83

    40. L'Eucharistie crée la communion et éduque à la communion. Saint Paul écrivait aux fidèles de Corinthe, leur montrant combien leurs divisions, qui se manifestaient dans l'assemblée eucharistique, étaient en opposition avec ce qu'ils célébraient, la Cène du Seigneur. En conséquence, l'Apôtre les invitait à réfléchir sur la réalité véritable de l'Eucharistie, pour les faire revenir à un esprit de communion fraternelle (cf. 1 Co 11, 17-34). Saint Augustin s'est efficacement fait l'écho de cette exigence. Rappelant la parole de l'Apôtre: « Vous êtes le corps du Christ et vous êtes les membres de ce corps » (1 Co 12, 27), il faisait remarquer: « Si donc vous êtes le Corps du Christ et ses membres, le symbole de ce que vous êtes se trouve déposé sur la table du Seigneur; vous y recevez votre propre mystère ».84 Et il en tirait la conséquence suivante: « Notre Seigneur [...] a consacré sur la table le mystère de notre paix et de notre unité. Celui qui reçoit le mystère de l'unité, et ne reste pas dans les liens de la paix, ne reçoit pas son mystère pour son salut; il reçoit un témoignage qui le condamne ».(85)

    41. Cette promotion particulièrement efficace de la communion, qui est le propre de l'Eucharistie, est l'une des raisons de l'importance de la Messe dominicale. Sur cet aspect et sur les raisons qui le rendent essentiel à la vie de l'Église et des fidèles, je me suis longuement arrêté dans la lettre apostolique Dies Domini (86) sur la sanctification du dimanche. Je rappelais entre autre que pour les fidèles, participer à la Messe est une obligation, à moins qu'ils n'aient un empêchement grave, et de même, les Pasteurs ont de leur côté le devoir correspondant d'offrir à tous la possibilité effective de satisfaire au précepte.(87) Plus récemment, dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, traçant le chemin pastoral de l'Église au début du troisième millénaire, j'ai voulu mettre particulièrement en relief l'Eucharistie dominicale, soulignant en quoi elle était efficacement créatrice de communion: « Elle est, écrivais-je, le lieu privilégié où la communion est constamment annoncée et entretenue. Précisément par la participation à l'Eucharistie, le jour du Seigneur devient aussi le jour de l'Église, qui peut exercer ainsi de manière efficace son rôle de sacrement d'unité ».(88)

    42. Conserver et promouvoir la communion ecclésiale est une tâche pour tout fidèle, qui trouve dans l'Eucharistie, sacrement de l'unité de l'Église, un lieu pour manifester sa sollicitude d'une manière spéciale. Plus concrètement, cette tâche incombe avec une responsabilité particulière aux Pasteurs de l'Église, chacun à son rang et selon sa charge ecclésiastique. C'est pourquoi l'Église a donné des normes qui visent tout à la fois à favoriser l'accès fréquent et fructueux des fidèles à la table eucharistique, et à déterminer les conditions objectives dans lesquelles il faut s'abstenir d'administrer la communion. En favoriser avec soin la fidèle observance devient une expression effective d'amour envers l'Eucharistie et envers l'Église.

    43. Considérant l'Eucharistie comme sacrement de la communion ecclésiale, il y a un argument à ne pas omettre en raison de son importance: je me réfère à son lien avec l'engagement œcuménique. Nous devons tous rendre grâce à la très sainte Trinité parce que, en ces dernières décennies, de nombreux fidèles partout dans le monde ont été touchés par le désir ardent de l'unité entre tous les chrétiens. Le Concile Vatican II, au début du décret sur l'œcuménisme, y reconnaît un don spécial de Dieu.(89) Cela a constitué une grâce efficace qui a engagé sur la route de l'œcuménisme aussi bien nous-mêmes, fils de l'Église catholique, que nos frères des autres Églises et Communautés ecclésiales.

    Le désir de parvenir à l'unité nous incite à tourner nos regards vers l'Eucharistie, qui est le Sacrement par excellence de l'unité du peuple de Dieu, étant donné qu'il en est l'expression la plus parfaite et la source incomparable.(90) Dans la célébration du Sacrifice eucharistique, l'Église fait monter sa supplication vers Dieu, Père des miséricordes, pour qu'il donne à ses fils la plénitude de l'Esprit Saint, de sorte qu'ils deviennent dans le Christ un seul corps et un seul esprit.(91) En présentant cette prière au Père des lumières, de qui viennent « les dons les meilleurs et les présents merveilleux » (Jc 1, 17), l'Église croit en son efficacité, puisqu'elle prie en union avec le Christ Tête et Époux, lequel fait sienne la supplication de l'épouse, l'unissant à celle de son sacrifice rédempteur.

    44. Précisément parce que l'unité de l'Église, que l'Eucharistie réalise par le sacrifice du Christ, et par la communion au corps et au sang du Seigneur, comporte l'exigence, à laquelle on ne saurait déroger, de la communion totale dans les liens de la profession de foi, des sacrements et du gouvernement ecclésiastique, il n'est pas possible de concélébrer la même liturgie eucharistique jusqu'à ce que soit rétablie l'intégrité de ces liens. Une telle concélébration ne saurait être un moyen valable et pourrait même constituer un obstacle pour parvenir à la pleine communion, minimisant la valeur de la distance qui nous sépare du but et introduisant ou avalisant des ambiguïtés sur telle ou telle vérité de foi. Le chemin vers la pleine unité ne peut se faire que dans la vérité. En cette matière, les interdictions de la loi de l'Église ne laissent pas de place aux incertitudes,(92) conformément à la norme morale proclamée par le Concile Vatican II.(93)

    Je voudrais cependant redire ce que j'ajoutais dans l'encyclique Ut unum sint, après avoir pris acte de l'impossibilité de partager la même Eucharistie: « Nous aussi, nous avons le désir ardent de célébrer ensemble l'unique Eucharistie du Seigneur, et ce désir devient déjà une louange commune et une même imploration. Ensemble, nous nous tournons vers le Père et nous le faisons toujours plus “d'un seul cœur” ».(94)

    45. S'il n'est en aucun cas légitime de concélébrer lorsqu'il n'y a pas pleine communion, il n'en va pas de même en ce qui concerne l'administration de l'Eucharistie, dans des circonstances spéciales, à des personnes appartenant à des Églises ou à des Communautés ecclésiales qui ne sont pas en pleine communion avec l'Église catholique. Dans ce cas en effet, l'objectif est de pourvoir à un sérieux besoin spirituel pour le salut éternel de ces personnes, et non de réaliser une intercommunion, impossible tant que ne sont pas pleinement établis les liens visibles de la communion ecclésiale.

    C'est en ce sens que s'est exprimé le Concile Vatican II quand il a déterminé la conduite à tenir avec les Orientaux qui, se trouvant en toute bonne foi séparés de l'Église catholique, demandent spontanément à recevoir l'Eucharistie d'un ministre catholique et qui ont les dispositions requises.(95) Cette façon d'agir a été depuis ratifiée par les deux Codes de Droit, dans lesquels est considéré aussi, avec les adaptations nécessaires, le cas des autres chrétiens non orientaux qui ne sont pas en pleine communion avec l'Église catholique.(96)

    46. Dans l'encyclique Ut unum sint, j'ai moi-même manifesté combien j'apprécie ces normes qui permettent de pourvoir au salut des âmes avec le discernement nécessaire: « C'est un motif de joie que les ministres catholiques puissent, en des cas particuliers déterminés, administrer les sacrements de l'Eucharistie, de la pénitence, de l'onction des malades, à d'autres chrétiens qui ne sont pas en pleine communion avec l'Église catholique, mais qui désirent ardemment les recevoir, qui les demandent librement et qui partagent la foi que l'Église catholique confesse dans ces sacrements. Réciproquement, dans des cas déterminés et pour des circonstances particulières, les catholiques peuvent aussi recourir pour ces mêmes sacrements aux ministres des Églises dans lesquelles ils sont valides ».(97)

    Il convient d'être très attentif à ces conditions, qui ne souffrent pas d'exception, bien qu'il s'agisse de cas particuliers bien déterminés, car le refus d'une ou de plusieurs vérités de foi sur ces sacrements, et, parmi elles, de celle qui concerne la nécessité du sacerdoce ministériel pour que ces sacrements soient valides, fait que leur administration est illégitime parce que celui qui les demande n'a pas les dispositions voulues. À l'inverse, un fidèle catholique ne pourra pas recevoir la communion dans une communauté qui n'a pas de sacrement de l'Ordre valide.(98)

    La fidèle observance de l'ensemble des normes établies en la matière (99) est à la fois manifestation et garantie d'amour tout autant envers Jésus Christ dans le très saint Sacrement qu'à l'égard des frères d'autres confessions chrétiennes, auxquels est dû le témoignage de la vérité, et qu'envers la cause même de la promotion de l'unité.

      

    CHAPITRE V

    LA DIGNITÉ DE LA CÉLÉBRATION
    EUCHARISTIQUE

    47. Celui qui lit le récit de l'institution de l'Eucharistie dans les Évangiles synoptiques est frappé tout à la fois par la simplicité et par la « gravité » avec lesquelles Jésus, le soir de la dernière Cène, institue ce grand Sacrement. Il y a un épisode qui, en un sens, lui sert de prélude: c'est l'onction à Béthanie. Une femme, que Jean identifie à Marie, sœur de Lazare, verse sur la tête de Jésus un flacon de parfum précieux, provoquant chez les disciples – en particulier chez Judas (cf. Mt 26, 8; Mc 14, 4; Jn 12, 4) – une réaction de protestation, comme si un tel geste constituait un « gaspillage » intolérable en regard des besoins des pauvres. Le jugement de Jésus est cependant bien différent. Sans rien ôter au devoir de charité envers les indigents, auprès desquels les disciples devront toujours se dévouer – « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous » (Mt 26, 11; Mc 14, 7; cf. Jn 12, 8) –, Jésus pense à l'événement imminent de sa mort et de sa sépulture, et il voit dans l'onction qui vient de lui être donnée une anticipation de l'honneur dont son corps continuera à être digne même après sa mort, car il est indissolublement lié au mystère de sa personne.

    Dans les Évangiles synoptiques, le récit se poursuit avec l'ordre que donne Jésus à ses disciples de préparer minutieusement la « grande salle » nécessaire pour prendre le repas pascal (cf. Mc 14, 15; Lc 22, 12) et avec le récit de l'institution de l'Eucharistie. Faisant entrevoir au moins en partie le cadre des rites juifs qui structurent le repas pascal jusqu'au chant du Hallel (cf. Mt 26, 30; Mc 14, 26), le récit propose de façon aussi concise que solennelle, même dans les variantes des différentes traditions, les paroles prononcées par le Christ sur le pain et sur le vin, qu'il assume comme expressions concrètes de son corps livré et de son sang versé. Tous ces détails sont rappelés par les Évangélistes à la lumière d'une pratique de la « fraction du pain » désormais affermie dans l'Église primitive. Mais assurément, à partir de l'histoire vécue par Jésus, l'événement du Jeudi saint porte de manière visible les traits d'une « sensibilité » liturgique modelée sur la tradition vétéro-testamentaire et prête à se remodeler dans la célébration chrétienne en harmonie avec le nouveau contenu de la Pâque.

    48. Comme la femme de l'onction à Béthanie, l'Église n'a pas craint de « gaspiller », plaçant le meilleur de ses ressources pour exprimer son admiration et son adoration face au don incommensurable de l'Eucharistie. De même que les premiers disciples chargés de préparer la « grande salle », elle s'est sentie poussée, au cours des siècles et dans la succession des cultures, à célébrer l'Eucharistie dans un contexte digne d'un si grand Mystère. La liturgie chrétienne est née dans le sillage des paroles et des gestes de Jésus, développant l'héritage rituel du judaïsme. Et en effet, comment pourrait- on jamais exprimer de manière adéquate l'accueil du don que l'Époux divin fait continuellement de lui-même à l'Église-Épouse, en mettant à la portée des générations successives de croyants le Sacrifice offert une fois pour toutes sur la Croix et en se faisant nourriture pour tous les fidèles? Si la logique du « banquet » suscite un esprit de famille, l'Église n'a jamais cédé à la tentation de banaliser cette « familiarité » avec son Époux en oubliant qu'il est aussi son Seigneur et que le « banquet » demeure pour toujours un banquet sacrificiel, marqué par le sang versé sur le Golgotha. Le Banquet eucharistique est vraiment un banquet « sacré », dans lequel la simplicité des signes cache la profondeur insondable de la sainteté de Dieu: «  O Sacrum convivium, in quo Christus sumitur! ». Le pain qui est rompu sur nos autels, offert à notre condition de pèlerins en marche sur les chemins du monde, est « panis angelorum », pain des anges, dont on ne peut s'approcher qu'avec l'humilité du centurion de l'Évangile: « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit » (Mt 8, 8; Lc 7, 6).

    49. En se laissant porter par ce sens élevé du mystère, on comprend que la foi de l'Église dans le Mystère eucharistique se soit exprimée dans l'histoire non seulement par la requête d'une attitude intérieure de dévotion, mais aussi par une série d'expressions extérieures, destinées à évoquer et à souligner la grandeur de l'événement célébré. De là naît le parcours qui a conduit progressivement à délimiter un statut spécial de réglementation pour la liturgie eucharistique, dans le respect des diverses traditions ecclésiales légitimement constituées. Sur cette base s'est aussi développé un riche patrimoine artistique. L'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, en se laissant orienter par le mystère chrétien, ont trouvé dans l'Eucharistie, directement ou indirectement, un motif de grande inspiration.

    Il en a été ainsi par exemple pour l'architecture, qui, dès que le contexte historique l'a permis, a vu le lieu des premières Célébrations eucharistiques passer des « domus » des familles chrétiennes aux basiliques solennelles des premiers siècles, puis aux imposantes cathédrales du Moyen- Âge, et finalement aux églises, grandes et petites, qui se sont multipliées progressivement sur les terres où le christianisme est parvenu. La forme des autels et des tabernacles s'est développée dans les espaces liturgiques, suivant, d'une fois sur l'autre, non seulement les élans de l'inspiration, mais aussi les indications d'une compréhension précise du Mystère. On peut en dire autant de la musique sacrée, en pensant simplement à l'inspiration des mélodies grégoriennes, aux nombreux auteurs, et bien souvent grands auteurs, qui se sont mesurés aux textes liturgiques de la Messe. Et ne voit-on pas, dans le domaine des objets et des ornements utilisés pour la célébration liturgique, une quantité importante de productions artistiques, allant des réalisations d'un bon artisanat jusqu'aux véritables œuvres d'art?

    On peut dire alors que, si l'Eucharistie a modelé l'Église et la spiritualité, elle a aussi influencé fortement la « culture », spécialement dans le domaine esthétique.

    50. Les chrétiens d'Occident et d'Orient ont « rivalisé » dans cet effort d'adoration du Mystère, sous l'aspect rituel et esthétique. Comment ne pas rendre grâce au Seigneur, en particulier pour la contribution apportée à l'art chrétien par les grandes œuvres d'architecture et de peinture de la tradition gréco-byzantine et de toute l'aire géographique et culturelle slave? En Orient, l'art sacré a conservé un sens singulièrement fort du mystère, qui poussa les artistes à concevoir leur effort de production du beau non seulement comme une expression de leur génie, mais aussi comme un service authentique rendu à la foi. Allant bien au-delà de la simple habileté technique, ils ont su s'ouvrir avec docilité au souffle de l'Esprit de Dieu.

    Les splendeurs de l'architecture et des mosaïques dans l'Orient et dans l'Occident chrétiens sont un patrimoine universel des croyants, et elles portent en elles un souhait, je dirais même un gage, de la plénitude tant désirée de la communion dans la foi et dans la célébration. Cela suppose et exige, comme dans la célèbre icône de la Trinité de Roublev, une Église profondément « eucharistique », où le partage du mystère du Christ dans le pain rompu est comme immergé dans l'ineffable unité des trois Personnes divines, faisant de l'Église elle-même une « icône » de la Trinité.

    Dans cette perspective d'un art qui tend à exprimer, à travers tous ses éléments, le sens de l'Eucharistie selon l'enseignement de l'Église, il convient de prêter une attention soutenue aux normes qui concernent la construction et l'ameublement des édifices sacrés. L'espace de création que l'Église a toujours laissé aux artistes est large, comme l'histoire le montre et ainsi que je l'ai moi-même souligné dans la Lettre aux artistes.(100) Mais l'art sacré doit se caractériser par sa capacité d'exprimer de manière adéquate le Mystère accueilli dans la plénitude de la foi de l'Église et selon les indications pastorales convenables données par l'Autorité compétente. Cela vaut tout autant pour les arts figuratifs que pour la musique sacrée.

    51. Ce qui s'est produit dans les terres de vieille chrétienté en matière d'art sacré et de discipline liturgique est en train de se développer aussi sur les continents où le christianisme est plus jeune. C'est là l'orientation qui a été donnée précisément par le Concile Vatican II concernant l'exigence d'une « inculturation » à la fois saine et nécessaire. Au cours de mes nombreux voyages pastoraux, j'ai pu observer, dans toutes les régions du monde, la vitalité qui peut se manifester dans les Célébrations eucharistiques au contact des formes, des styles et des sensibilités des différentes cultures. En s'adaptant aux conditions changeantes de temps et d'espace, l'Eucharistie offre une nourriture non seulement aux personnes, mais aux peuples eux-mêmes, et elle modèle des cultures inspirées par l'esprit chrétien.

    Il est toutefois nécessaire que ce travail important d'adaptation soit accompli avec la conscience permanente du Mystère ineffable avec lequel chaque génération est invitée à se mesurer. Le « trésor » est trop grand et trop précieux pour que l'on risque de l'appauvrir ou de lui porter atteinte par des expériences ou des pratiques introduites sans qu'elles fassent l'objet d'une vérification attentive des Autorités ecclésiastiques compétentes. Par ailleurs, le caractère central du Mystère eucharistique est tel qu'il exige que cette vérification s'accomplisse en liaison étroite avec le Saint-Siège. Comme je l'écrivais dans l'exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Asia, « une telle collaboration est essentielle parce que la sainte Liturgie exprime et célèbre la foi unique professée par tous et, étant l'héritage de toute l'Église, elle ne peut pas être déterminée par les Églises locales isolément, sans référence à l'Église universelle ».(101)

    52. De ce qui vient d'être dit, on comprend la grande responsabilité qui, dans la Célébration eucharistique, incombe surtout aux prêtres, auxquels il revient de la présider in persona Christi, assurant un témoignage et un service de la communion non seulement pour la communauté qui participe directement à la célébration, mais aussi pour l'Église universelle, qui est toujours concernée par l'Eucharistie. Il faut malheureusement déplorer que, surtout à partir des années de la réforme liturgique post-conciliaire, en raison d'un sens mal compris de la créativité et de l'adaptation les abus n'ont pas manqué, et ils ont été des motifs de souffrance pour beaucoup. Une certaine réaction au « formalisme » a poussé quelques-uns, en particulier dans telle ou telle région, à estimer que les « formes » choisies par la grande tradition liturgique de l'Église et par son Magistère ne s'imposaient pas, et à introduire des innovations non autorisées et souvent de mauvais goût.

    C'est pourquoi je me sens le devoir de lancer un vigoureux appel pour que, dans la Célébration eucharistique, les normes liturgiques soient observées avec une grande fidélité. Elles sont une expression concrète du caractère ecclésial authentique de l'Eucharistie; tel est leur sens le plus profond. La liturgie n'est jamais la propriété privée de quelqu'un, ni du célébrant, ni de la communauté dans laquelle les Mystères sont célébrés. L'Apôtre Paul dut adresser des paroles virulentes à la communauté de Corinthe pour dénoncer les manquements graves à la Célébration eucharistique, manquements qui avaient conduit à des divisions (schísmata) et à la formation de factions (airéseis) (cf. 1 Co 11, 17-34). À notre époque aussi, l'obéissance aux normes liturgiques devrait être redécouverte et mise en valeur comme un reflet et un témoignage de l'Église une et universelle, qui est rendue présente en toute célébration de l'Eucharistie. Le prêtre qui célèbre fidèlement la Messe selon les normes liturgiques et la communauté qui s'y conforme manifestent, de manière silencieuse mais éloquente, leur amour pour l'Église. Précisément pour renforcer ce sens profond des normes liturgiques, j'ai demandé aux Dicastères compétents de la Curie romaine de préparer un document plus spécifique, avec des rappels d'ordre également juridique, sur ce thème d'une grande importance. Il n'est permis à personne de sous-évaluer le Mystère remis entre nos mains: il est trop grand pour que quelqu'un puisse se permettre de le traiter à sa guise, ne respectant ni son caractère sacré ni sa dimension universelle.

      

    CHAPITRE VI

    À L'ÉCOLE DE MARIE,
    FEMME « EUCHARISTIQUE »

    53. Si nous voulons redécouvrir dans toute sa richesse le rapport intime qui unit l'Église et l'Eucharistie, nous ne pouvons pas oublier Marie, Mère et modèle de l'Église. Dans la lettre apostolique Rosarium Virginis Mariæ, en désignant la Vierge très sainte comme Maîtresse dans la contemplation du visage du Christ, j'ai inscrit l'institution de l'Eucharistie parmi les mystères lumineux.(102) Marie peut en effet nous guider vers ce très saint Sacrement, car il existe entre elle et lui une relation profonde.

    À première vue, l'Évangile reste silencieux sur ce thème. Dans le récit de l'institution, au soir du Jeudi saint, on ne parle pas de Marie. On sait par contre qu'elle était présente parmi les Apôtres, unis « d'un seul cœur dans la prière » (cf. Ac 1, 14), dans la première communauté rassemblée après l'Ascension dans l'attente de la Pentecôte. Sa présence ne pouvait certes pas faire défaut dans les Célébrations eucharistiques parmi les fidèles de la première génération chrétienne, assidus « à la fraction du pain » (Ac 2, 42).

    Mais en allant au-delà de sa participation au Banquet eucharistique, on peut deviner indirectement le rapport entre Marie et l'Eucharistie à partir de son attitude intérieure. Par sa vie tout entière, Marie est une femme « eucharistique ». L'Église, regardant Marie comme son modèle, est appelée à l'imiter aussi dans son rapport avec ce Mystère très saint.

    54. Mysterium fidei! Si l'Eucharistie est un mystère de foi qui dépasse notre intelligence au point de nous obliger à l'abandon le plus pur à la parole de Dieu, nulle personne autant que Marie ne peut nous servir de soutien et de guide dans une telle démarche. Lorsque nous refaisons le geste du Christ à la dernière Cène en obéissance à son commandement: « Faites cela en mémoire de moi! » (Lc 22, 19), nous accueillons en même temps l'invitation de Marie à lui obéir sans hésitation: « Faites tout ce qu'il vous dira » (Jn 2, 5). Avec la sollicitude maternelle dont elle témoigne aux noces de Cana, Marie semble nous dire: « N'ayez aucune hésitation, ayez confiance dans la parole de mon Fils. Lui, qui fut capable de changer l'eau en vin, est capable également de faire du pain et du vin son corps et son sang, transmettant aux croyants, dans ce mystère, la mémoire vivante de sa Pâque, pour se faire ainsi “pain de vie” ».

    55. En un sens, Marie a exercé sa foi eucharistique avant même l'institution de l'Eucharistie, par le fait même qu'elle a offert son sein virginal pour l'incarnation du Verbe de Dieu. Tandis que l'Eucharistie renvoie à la passion et à la résurrection, elle se situe simultanément en continuité de l'Incarnation. À l'Annonciation, Marie a conçu le Fils de Dieu dans la vérité même physique du corps et du sang, anticipant en elle ce qui dans une certaine mesure se réalise sacramentellement en tout croyant qui reçoit, sous les espèces du pain et du vin, le corps et le sang du Seigneur.

    Il existe donc une analogie profonde entre le fiat par lequel Marie répond aux paroles de l'Ange et l'amen que chaque fidèle prononce quand il reçoit le corps du Seigneur. À Marie, il fut demandé de croire que celui qu'elle concevait « par l'action de l'Esprit Saint » était le « Fils de Dieu » (cf. Lc 1, 30-35). Dans la continuité avec la foi de la Vierge, il nous est demandé de croire que, dans le Mystère eucharistique, ce même Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, se rend présent dans la totalité de son être humain et divin, sous les espèces du pain et du vin.

    « Heureuse celle qui a cru » (Lc 1, 45): dans le mystère de l'Incarnation, Marie a aussi anticipé la foi eucharistique de l'Église. Lorsque, au moment de la Visitation, elle porte en son sein le Verbe fait chair, elle devient, en quelque sorte, un « tabernacle » – le premier « tabernacle » de l'histoire – dans lequel le Fils de Dieu, encore invisible aux yeux des hommes, se présente à l'adoration d'Élisabeth, « irradiant » quasi sa lumière à travers les yeux et la voix de Marie. Et le regard extasié de Marie, contemplant le visage du Christ qui vient de naître et le serrant dans ses bras, n'est-il pas le modèle d'amour inégalable qui doit inspirer chacune de nos communions eucharistiques?

    56. Durant toute sa vie au côté du Christ et non seulement au Calvaire, Marie a fait sienne la dimension sacrificielle de l'Eucharistie. Quand elle porta l'enfant Jésus au temple de Jérusalem « pour le présenter au Seigneur » (Lc 2, 22), elle entendit le vieillard Syméon lui annoncer que cet Enfant serait un « signe de division » et qu'une « épée » devait aussi transpercer le cœur de sa mère (cf. Lc 2, 34-35). Le drame de son Fils crucifié était ainsi annoncé à l'avance, et d'une certaine manière était préfiguré le « stabat Mater » de la Vierge au pied de la Croix. Se préparant jour après jour au Calvaire, Marie vit une sorte « d'Eucharistie anticipée », à savoir une « communion spirituelle » de désir et d'offrande, dont l'accomplissement se réalisera par l'union avec son Fils au moment de la passion et qui s'exprimera ensuite, dans le temps après Pâques, par sa participation à la Célébration eucharistique, présidée par les Apôtres, en tant que « mémorial » de la passion.

    Comment imaginer les sentiments de Marie, tandis qu'elle écoutait, de la bouche de Pierre, de Jean, de Jacques et des autres Apôtres, les paroles de la dernière Cène: « Ceci est mon corps, donné pour vous » (Lc 22, 19)? Ce corps offert en sacrifice, et représenté sous les signes sacramentels, était le même que celui qu'elle avait conçu en son sein! Recevoir l'Eucharistie devait être pour Marie comme si elle accueillait de nouveau en son sein ce cœur qui avait battu à l'unisson du sien et comme si elle revivait ce dont elle avait personnellement fait l'expérience au pied de la Croix.

    57. « Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19). Dans le « mémorial » du Calvaire est présent tout ce que le Christ a accompli dans sa passion et dans sa mort. C'est pourquoi ce que le Christ a accompli envers sa Mère, il l'accomplit aussi en notre faveur. Il lui a en effet confié le disciple bien-aimé et, en ce disciple, il lui confie également chacun de nous: « Voici ton fils! ». De même, il dit aussi à chacun de nous: « Voici ta mère! » (cf. Jn 19, 26-27).

    Vivre dans l'Eucharistie le mémorial de la mort du Christ suppose aussi de recevoir continuellement ce don. Cela signifie prendre chez nous – à l'exemple de Jean – celle qui chaque fois nous est donnée comme Mère. Cela signifie en même temps nous engager à nous conformer au Christ, en nous mettant à l'école de sa Mère et en nous laissant accompagner par elle. Marie est présente, avec l'Église et comme Mère de l'Église, en chacune de nos Célébrations eucharistiques. Si Église et Eucharistie constituent un binôme inséparable, il faut en dire autant du binôme Marie et Eucharistie. C'est pourquoi aussi la mémoire de Marie dans la Célébration eucharistique se fait de manière unanime, depuis l'antiquité, dans les Églises d'Orient et d'Occident.

    58. Dans l'Eucharistie, l'Église s'unit pleinement au Christ et à son sacrifice, faisant sien l'esprit de Marie. C'est une vérité que l'on peut approfondir en relisant le Magnificat dans une perspective eucharistique. En effet, comme le cantique de Marie, l'Eucharistie est avant tout une louange et une action de grâce. Quand Marie s'exclame: « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur », Jésus est présent en son sein. Elle loue le Père « pour » Jésus, mais elle le loue aussi « en » Jésus et « avec » Jésus. Telle est précisément la véritable « attitude eucharistique ».

    En même temps, Marie fait mémoire des merveilles opérées par Dieu dans l'histoire du salut, selon la promesse faites à nos pères (cf. Lc 1, 55), et elle annonce la merveille qui les dépasse toutes, l'Incarnation rédemptrice. Enfin, dans le Magnificat est présente la tension eschatologique de l'Eucharistie. Chaque fois que le Fils de Dieu se présente à nous dans la « pauvreté » des signes sacramentels, pain et vin, est semé dans le monde le germe de l'histoire nouvelle dans laquelle les puissants sont « renversés de leurs trônes » et les humbles sont « élevés » (cf. Lc 1, 52). Marie chante les « cieux nouveaux » et la « terre nouvelle » qui, dans l'Eucharistie, trouvent leur anticipation et en un sens leur « dessein » programmé. Si le Magnificat exprime la spiritualité de Marie, rien ne nous aide à vivre le mystère eucharistique autant que cette spiritualité. L'Eucharistie nous est donnée pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat! 

      

    CONCLUSION

    59. « Ave verum corpus natum de Maria Virgine! ». Il y a quelques années, j'ai célébré le cinquantième anniversaire de mon ordination sacerdotale. Je ressens aujourd'hui comme une grâce le fait d'offrir à l'Église cette encyclique sur l'Eucharistie en ce Jeudi saint qui tombe en la vingt-cinquième année de mon ministère pétrinien. Cela me remplit le cœur de gratitude. Depuis plus d'un demi-siècle, chaque jour, à partir de ce 2 novembre 1946 où j'ai célébré ma première Messe dans la crypte Saint-Léonard de la cathédrale du Wawel à Cracovie, mes yeux se sont concentrés sur l'hostie et sur le calice, dans lesquels le temps et l'espace se sont en quelque sorte « contractés » et dans lesquels le drame du Golgotha s'est à nouveau rendu présent avec force, dévoilant sa mystérieuse « contemporanéité ». Chaque jour, ma foi m'a permis de reconnaître dans le pain et le vin consacrés le divin Pèlerin qui, un certain jour, fit route avec les deux disciples d'Emmaüs pour ouvrir leurs yeux à la lumière et leur cœur à l'espérance (cf. Lc 24, 13-35).

    Frères et sœurs très chers, permettez que, dans un élan de joie intime, en union avec votre foi et pour la confirmer, je donne mon propre témoignage de foi en la très sainte Eucharistie. «  Ave verum corpus natum de Maria Virgine, / vere passum, immolatum, in cruce pro homine! ». Ici se trouve le trésor de l'Église, le cœur du monde, le gage du terme auquel aspire tout homme, même inconsciemment. Il est grand ce mystère, assurément il nous dépasse et il met à rude épreuve les possibilités de notre esprit d'aller au-delà des apparences. Ici, nos sens défaillent – « visus, tactus, gustus in te fallitur », est-il dit dans l'hymne Adoro te devote –, mais notre foi seule, enracinée dans la parole du Christ transmise par les Apôtres, nous suffit. Permettez que, comme Pierre à la fin du discours eucharistique dans l'Évangile de Jean, je redise au Christ, au nom de toute l'Église, au nom de chacun d'entre vous: « Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68).

    60. À l'aube de ce troisième millénaire, nous tous, fils et filles de l'Église, nous sommes invités à progresser avec un dynamisme renouvelé dans la vie chrétienne. Comme je l'ai écrit dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte, « il ne s'agit pas d'inventer un “nouveau programme”. Le programme existe déjà: c'est celui de toujours, tiré de l'Évangile et de la Tradition vivante. Il est centré, en dernière analyse, sur le Christ lui-même, qu'il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour transformer avec lui l'histoire jusqu'à son achèvement dans la Jérusalem céleste ».(103) La réalisation de ce programme d'un élan renouvelé dans la vie chrétienne passe par l'Eucharistie.

    Tout engagement vers la sainteté, toute action visant à l'accomplissement de la mission de l'Église, toute mise en œuvre de plans pastoraux, doit puiser dans le mystère eucharistique la force nécessaire et s'orienter vers lui comme vers le sommet. Dans l'Eucharistie, nous avons Jésus, nous avons son sacrifice rédempteur, nous avons sa résurrection, nous avons le don de l'Esprit Saint, nous avons l'adoration, l'obéissance et l'amour envers le Père. Si nous négligions l'Eucharistie, comment pourrions-nous porter remède à notre indigence?

    61. Le mystère eucharistique – sacrifice, présence, banquet – n'admet ni réduction ni manipulation; il doit être vécu dans son intégrité, que ce soit dans l'acte de la célébration ou dans l'intime échange avec Jésus que l'on vient de recevoir dans la communion, ou encore dans le temps de prière et d'adoration eucharistique en dehors de la Messe. L'Église s'édifie alors solidement et ce qu'elle est vraiment est exprimé: une, sainte, catholique et apostolique; peuple, temple et famille de Dieu; corps et épouse du Christ, animée par l'Esprit Saint; sacrement universel du salut et communion hiérarchiquement structurée.

    La voie que l'Église parcourt en ces premières années du troisième millénaire est aussi un chemin d'engagement œcuménique renouvelé. Les dernières décennies du deuxième millénaire, qui ont culminé avec le grand Jubilé, nous ont poussés dans cette direction, encourageant tous les baptisés à ré- pondre à la prière de Jésus « ut unum sint » (Jn 17, 11). Un tel chemin est long, hérissé d'obstacles qui dépassent les forces humaines; mais nous avons l'Eucharistie, et, en sa présence, nous pouvons entendre au fond de notre cœur, comme si elles nous étaient adressées, les paroles mêmes qu'entendit le prophète Élie: « Lève-toi et mange, autrement le chemin sera trop long pour toi » (1 R 19, 7). Le trésor eucharistique que le Seigneur a mis à notre disposition nous pousse vers l'objectif du partage plénier de ce trésor avec tous les frères auxquels nous unit le même Baptême. Toutefois, pour ne pas gaspiller un tel trésor, il faut respecter les exigences liées au fait qu'il est le Sacrement de la communion dans la foi et dans la succession apostolique.

    En donnant à l'Eucharistie toute l'importance qu'elle mérite et en veillant avec une grande attention à n'en atténuer aucune dimension ni aucune exigence, nous montrons que nous sommes profondément conscients de la grandeur de ce don. Nous y sommes aussi invités par une tradition ininterrompue qui, dès les premiers siècles, a vu la communauté chrétienne attentive à conserver ce « trésor ». Poussée par l'amour, l'Église se préoccupe de transmettre aux générations chrétiennes à venir, sans en perdre un seul élément, la foi et la doctrine sur le mystère eucharistique. Il n'y a aucun risque d'exagération dans l'attention que l'on porte à ce Mystère, car « dans ce Sacrement se résume tout le mystère de notre salut ».(104)

    62. Chers frères et sœurs, mettons-nous à l'école des saints, grands interprètes de la piété eucharistique authentique. En eux, la théologie de l'Eucharistie acquiert toute la splendeur du vécu, elle nous « imprègne » et pour ainsi dire nous « réchauffe ». Mettons-nous surtout à l'écoute de la très sainte Vierge Marie en qui, plus qu'en quiconque, le Mystère de l'Eucharistie resplendit comme mystère lumineux. En nous tournant vers elle, nous connaissons la force transformante de l'Eucharistie. En elle, nous voyons le monde renouvelé dans l'amour. En la contemplant, elle qui est montée au Ciel avec son corps et son âme, nous découvrons quelque chose des « cieux nouveaux » et de la « terre nouvelle » qui s'ouvriront à nos yeux avec le retour du Christ. L'Eucharistie en est ici-bas le gage et d'une certaine manière l'anticipation: « Veni, Domine Iesu! » (Ap 22, 20).

    Sous les humbles espèces du pain et du vin, transsubstantiés en son corps et en son sang, le Christ marche avec nous, étant pour nous force et viatique, et il fait de nous, pour tous nos frères, des témoins d'espérance. Si, face à ce mystère, la raison éprouve ses limites, le cœur, illuminé par la grâce de l'Esprit Saint, comprend bien quelle doit être son attitude, s'abîmant dans l'adoration et dans un amour sans limites.

    Faisons nôtres les sentiments de saint Thomas d'Aquin, théologien par excellence et en même temps chantre passionné du Christ en son Eucharistie, et laissons notre âme s'ouvrir aussi à la contemplation du but promis, vers lequel notre cœur aspire, assoiffé qu'il est de joie et de paix:

    « Bone pastor, panis vere,
    Iesu, nostri miserere... ».

    Bon pasteur, pain véritable,
    Jésus aie pitié de nous
    nourris-nous, protège-nous,
    fais-nous voir le bien suprême,
    dans la terre des vivants.

    Toi qui sais et qui peux tout,
    toi notre nourriture d'ici-bas,
    prends-nous là-haut pour convives
    et pour héritiers à jamais dans la famille des saints.

    Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 17 avril 2003, Jeudi saint, en la vingt-cinquième année de mon pontificat et en l'année du Rosaire.

    IOANNES PAULUS II


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  • LETTRE APOSTOLIQUE
    ROSARIUM VIRGINIS MARIAE
    DU PAPE
    JEAN-PAUL II
    À L'ÉPISCOPAT, AU CLERGÉ
    ET AUX FIDÈLES
    SUR LE ROSAIRE

     

    INTRODUCTION

    1. Le Rosaire de la Vierge Marie, qui s'est développé progressivement au coursdu deuxième millénaire sous l'inspiration de l'Esprit de Dieu, est une prière aimée de nombreux saints et encouragée par le Magistère. Dans sa simplicité et dans sa profondeur, il reste, même dans le troisième millénaire commençant, une prière d'une grande signification, destinée à porter des fruits de sainteté. Elle se situe bien dans la ligne spirituelle d'un christianisme qui, après deux mille ans, n'a rien perdu de la fraîcheur des origines et qui se sent poussé par l'Esprit de Dieu à « avancer au large » (Duc in altum!) pour redire, et même pour “crier” au monde, que le Christ est Seigneur et Sauveur, qu'il est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6), qu'il est « la fin de l'histoire humaine, le point vers lequel convergent les désirs de l'histoire et de la civilisation ».1

    En effet, tout en ayant une caractéristique mariale, le Rosaire est une prière dont le centre est christologique. Dans la sobriété de ses éléments, il concentre en lui la profondeur de tout le message évangélique, dont il est presque un résumé.2 En lui résonne à nouveau la prière de Marie, son Magnificat permanent pour l'œuvre de l'Incarnation rédemptrice qui a commencé dans son sein virginal. Avec lui, le peuple chrétien se met à l'école de Marie, pour se laisser introduire dans la contemplation de la beauté du visage du Christ et dans l'expérience de la profondeur de son amour. Par le Rosaire, le croyant puise d'abondantes grâces, les recevant presque des mains mêmes de la Mère du Rédempteur. 

    Les Pontifes romains et le Rosaire

    2. Beaucoup de mes prédécesseurs ont accordé une grande importance à cette prière. À ce sujet, des mérites particuliers reviennent à Léon XIII qui, le 1erseptembre 1883, promulgua l'encyclique Supremi apostolatus officio,3 paroles fortes par lesquelles il inaugurait une série de nombreuses autres interventions concernant cette prière, qu'il présente comme un instrument spirituel efficace face aux maux de la société. Parmi les Papes les plus récents qui, dans la période conciliaire, se sont illustrés dans la promotion du Rosaire, je désire rappeler le bienheureux Jean XXIII4 et surtout Paul VI qui, dans l'exhortation apostolique Marialis cultus, souligna, en harmonie avec l'inspiration du Concile Vatican II, le caractère évangélique du Rosaire et son orientation christologique.

    Puis, moi-même, je n'ai négligé aucune occasion pour exhorter à la récitation fréquente du Rosaire. Depuis mes plus jeunes années, cette prière a eu une place importante dans ma vie spirituelle. Mon récent voyage en Pologne me l'a rappelé avec force, et surtout la visite au sanctuaire de Kalwaria. Le Rosaire m'a accompagné dans les temps de joie et dans les temps d'épreuve. Je lui ai confié de nombreuses préoccupations. En lui, j'ai toujours trouvé le réconfort. Il y a vingt-quatre ans, le 29 octobre 1978, deux semaines à peine après mon élection au Siège de Pierre, laissant entrevoir quelque chose de mon âme, je m'exprimais ainsi: « Le Rosaire est ma prière préférée. C'est une prière merveilleuse. Merveilleuse de simplicité et de profondeur. [...] On peut dire que le Rosaire est, d'une certaine manière, une prière-commentaire du dernier chapitre de la Constitution Lumen gentium du deuxième Concile du Vatican, chapitre qui traite de l'admirable présence de la Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l'Église. En effet, sur l'arrière-fond des Ave Maria défilent les principaux épisodes de la vie de Jésus Christ. Réunis en mystères joyeux, douloureux et glorieux, ils (1961), pp.641-647: La Documentation catholique 58 (1961), col. 1265-1271.nous mettent en communion vivante avec Jésus à travers le cœur de sa Mère, pourrions-nous dire. En même temps, nous pouvons rassembler dans ces dizaines du Rosaire tous les événements de notre vie individuelle ou familiale, de la vie de notre pays, de l'Église, de l'humanité, c'est-à-dire nos événements personnels ou ceux de notre prochain, et en particulier de ceux qui nous sont les plus proches, qui nous tiennent le plus à cœur. C'est ainsi que la simple prière du Rosaire s'écoule au rythme de la vie humaine ».

    Par ces paroles, chers frères et sœurs, je mettais dans le rythme quotidien du Rosaire ma première année de Pontificat. Aujourd'hui, au début de ma vingt-cinquième année de service comme Successeur de Pierre, je désire faire de même. Que de grâces n'ai-je pas reçues de la Vierge Sainte à travers le rosaire au cours de ces années: Magnificat anima mea Dominum! Je désire faire monter mon action de grâce vers le Seigneur avec les paroles de sa très sainte Mère, sous la protection de laquelle j'ai placé mon ministère pétrinien: Totus tuus!

    Octobre 2002 - octobre 2003: Année du Rosaire

    3. C'est pourquoi, faisant suite à la réflexion proposée dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, dans laquelle, après l'expérience jubilaire, j'ai invité le Peuple de Dieu à « repartir du Christ »,6 j'ai senti la nécessité de développer une réflexion sur le Rosaire, presque comme un couronnement marial de cette lettre apostolique, pour exhorter à la contemplation du visage du Christ en compagnie de sa très sainte Mère et à son école. En effet, réciter le Rosaire n'est rien d'autre que contempler avec Marie le visage du Christ. Pour donner un plus grand relief à cette invitation, profitant de l'occasion du tout proche cent vingtième anniversaire de l'encyclique de Léon XIII déjà mentionnée, je désire que, tout au long de l'année, cette prière soit proposée et mise en valeur de manière particulière dans les différentes communautés chrétiennes. Je proclame donc l'année qui va d'octobre de cette année à octobre 2003 Année du Rosaire.

    Je confie cette directive pastorale à l'initiative des différentes communautés ecclésiales. Ce faisant, je n'entends pas alourdir, mais plutôt unir et consolider les projets pastoraux des Églises particulières. Je suis certain que cette directive sera accueillie avec générosité et empressement. S'il est redécouvert dans sa pleine signification, le Rosaire conduit au cœur même de la vie chrétienne, et offre une occasion spirituelle et pédagogique ordinaire mais féconde pour la contemplation personnelle, la formation du Peuple de Dieu et la nouvelle évangélisation. Il me plaît de le redire aussi à l'occasion du souvenir joyeux d'un autre événement: le quarantième anniversaire de l'ouverture du Concile œcuménique Vatican II (11 octobre 1962), cette « grande grâce » offerte par l'Esprit de Dieu à l'Église de notre temps.

    Objections au Rosaire

    4. L'opportunité d'une telle initiative découle de diverses considérations. La première concerne l'urgence de faire face à une certaine crise de cette prière qui, dans le contexte historique et théologique actuel, risque d'être à tort amoindrie dans sa valeur et ainsi rarement proposée aux nouvelles générations. D'aucuns pensent que le caractère central de la liturgie, à juste titre souligné par le Concile œcuménique Vatican II, a eu comme conséquence nécessaire une diminution de l'importance du Rosaire. En réalité, comme le précisait PaulVI, cette prière non seulement ne s'oppose pas à la liturgie, mais en constitue un support, puisqu'elle l'introduit bien et s'en fait l'écho, invitant à la vivre avec une plénitude de participation intérieure, afin d'en recueillir des fruits pour la vie quotidienne.

    D'autres craignent peut-être qu'elle puisse apparaître peu œcuménique en raison de son caractère nettement marial. En réalité, elle se situedans la plus pure perspective d'un culte à la Mère de Dieu, comme le Concile VaticanII l'a défini: un culte orienté vers le centre christologique de la foi chrétienne, de sorte que, « à travers l'honneur rendu à sa Mère, le Fils [...] soit connu, aimé, glorifié ».8 S'il est redécouvert de manière appropriée, le Rosaire constitue une aide, mais certainement pas un obstacle à l'œcuménisme. 

    La voie de la contemplation

    5. Cependant, la raison la plus importante de redécouvrir avec force la pratique du Rosaire est le fait que ce dernier constitue un moyen très valable pour favoriser chez les fidèles l'engagement de contemplation du mystère chrétien que j'ai proposé dans la lettre apostolique Novo millennio ineunte comme une authentique “pédagogie de la sainteté”: « Il faut un christianisme qui se distingue avant tout dans l'art de la prière ».9 Alors que dans la culture contemporaine, même au milieu de nombreuses contradictions, affleure une nouvelle exigence de spiritualité, suscitée aussi par les influences d'autres religions, il est plus que jamais urgent que nos communautés chrétiennes deviennent « d'authentiques écoles de prière ».10

    Le Rosaire se situe dans la meilleure et dans la plus pure tradition de la contemplation chrétienne. Développé en Occident, il est une prière typiquement méditative et il correspond, en un sens, à la « prière du cœur » ou à la « prière de Jésus », qui a germé sur l'humus de l'Orient chrétien.

    Prière pour la paix et pour la famille

    6. Certaines circonstances historiques ont contribué à une meilleure actualisation du renouveau du Rosaire. La première d'entre elles est l'urgence d'implorer de Dieu le don de la paix. Le Rosaire a été à plusieurs reprises proposé par mes Prédécesseurs et par moi-même comme prière pour la paix. Au début d'un millénaire, qui a commencé avec les scènes horribles de l'attentat du 11 septembre 2001 et qui enregistre chaque jour dans de nombreuses parties du monde de nouvelles situations de sang et de violence, redécouvrir le Rosaire signifie s'immerger dans la contemplation du mystère de Celui « qui est notre paix », ayant fait « de deux peuples un seul, détruisant la barrière qui les séparait, c'est-à- dire la haine » (Ep 2, 14). On ne peut donc réciter le Rosaire sans se sentir entraîné dans un engagement précis de service de la paix, avec une attention particulière envers la terre de Jésus, encore si éprouvée, et particulièrement chère au cœur des chrétiens.

    De manière analogue, il est urgent de s'engager et de prier pour une autre situation critique de notre époque, celle de la famille, cellule de la société, toujours plus attaquée par des forces destructrices, au niveau idéologique et pratique, qui font craindre pour l'avenir de cette institution fondamentale et irremplaçable, et, avec elle, pour le devenir de la société entière. Dans le cadre plus large de la pastorale familiale, le renouveau du Rosaire dans les familles chrétiennes se propose comme une aide efficace pour endiguer les effets dévastateurs de la crise actuelle.

    « Voici ta mère! » (Jn 19, 27)

    7. De nombreux signes montrent ce que la Vierge Sainte veut encore réaliser aujourd'hui, précisément à travers cette prière; cette mère attentive à laquelle, dans la personne du disciple bien-aimé, le Rédempteur confia au moment de sa mort tous les fils de l'Église: « Femme, voici ton Fils » (Jn 19,26). Au cours du dix-neuvième et du vingtième siècles, les diverses circonstances au cours desquelles la Mère du Christ a fait en quelque sorte sentir sa présence et entendre sa voix pour exhorter le Peuple de Dieu à cette forme d'oraison contemplative sont connues. En raison de la nette influence qu'elles conservent dans la vie des chrétiens et à cause de leur reconnaissance importante de la part de l'Église, je désire rappeler en particulier les apparitions de Lourdes et de Fatima,11 dont les sanctuaires respectifs constituent le but de nombreux pèlerins à la recherche de réconfort et d'espérance.

    Sur les pas des témoins

    8. Il serait impossible de citer la nuée innombrable de saints qui ont trouvé dans le Rosaire une authentique voie de sanctification. Il suffira de rappeler saint Louis Marie Grignion de Montfort, auteur d'une œuvre précieuse sur le Rosaire,12 et plus près de nous, Padre Pio de Pietrelcina, qui j'ai eu récemment la joie de canoniser. Le bienheureux Bartolo Longo eut un charisme spécial, celui de véritable apôtre du Rosaire. Son chemin de sainteté s'appuie sur une inspiration entendue au plus profond de son cœur: « Qui propage le Rosaire est sauvé! ».13 À partir de là, il s'est senti appelé à construire à Pompéi un sanctuaire dédié à la Vierge du Saint Rosaire près des ruines de l'antique cité tout juste pénétrée par l'annonce évangélique avant d'être ensevelie en 79 par l'éruption du Vésuve et de renaître de ses cendres des siècles plus tard, comme témoignage des lumières et des ombres de la civilisation classique.

    Par son œuvre entière, en particulier par les « Quinze Samedis », Bartolo Longo développa l'âme christologique et contemplative du Rosaire; il trouva pour cela un encouragement particulier et un soutien chez Léon XIII, le « Pape du Rosaire ».


    CHAPITRE I

    CONTEMPLER LE CHRIST AVEC MARIE

    Un visage resplendissant comme le soleil

    9. « Et il fut transfiguré devant eux: son visage devint brillant comme le soleil » (Mt 17, 2). L'épisode évangélique de la transfiguration du Christ, dans lequel les trois Apôtres Pierre, Jacques et Jean apparaissent comme ravis par la beauté du Rédempteur, peut être considéré comme icône de la contemplation chrétienne. Fixer les yeux sur le visage du Christ, en reconnaître le mystère dans le chemin ordinaire et douloureux de son humanité, jusqu'à en percevoir la splendeur divine définitivement manifestée dans le Ressuscité glorifié à la droite du Père, tel est le devoir de tout disciple du Christ; c'est donc aussi notre devoir. En contemplant ce visage, nous nous préparons à accueillir le mystère de la vie trinitaire, pour faire l'expérience toujours nouvelle de l'amour du Père et pour jouir de la joie de l'Esprit Saint. Se réalise ainsi pour nous la parole de saint Paul: « Nous reflétons tous la gloire du Seigneur, et nous sommes transfigurés en son image, avec une gloire de plus en plus grande, par l'action du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 18).

    Marie modèle de contemplation

    10. La contemplation du Christ trouve en Marie son modèle indépassable. Le visage du Fils lui appartient à un titre spécial. C'est dans son sein qu'il s'est formé, prenant aussi d'elle une ressemblance humaine qui évoque une intimité spirituelle assurément encore plus grande. Personne ne s'est adonné à la contemplation du visage du Christ avec autant d'assiduité que Marie. Déjà à l'Annonciation, lorsqu'elle conçoit du Saint-Esprit, les yeux de son cœur se concentrent en quelque sorte sur Lui; au cours des mois qui suivent, elle commence à ressentir sa présence et à en pressentir la physionomie. Lorsque enfin elle lui donne naissance à Bethléem, ses yeux de chair se portent aussi tendrement sur le visage de son Fils tandis qu'elle l'enveloppe de langes et le couche dans une crèche (cf. Lc 2, 7).

    À partir de ce moment-là, son regard, toujours riche d'un étonnement d'adoration, ne se détachera plus de Lui. Ce sera parfois un regard interrogatif, comme dans l'épisode de sa perte au temple: « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela? » (Lc 2, 48); ce sera dans tous les cas un regard pénétrant, capable de lire dans l'intimité de Jésus, jusqu'à en percevoir les sentiments cachés et à en deviner les choix, comme à Cana (cf.Jn 2, 5); en d'autres occasions, ce sera un regard douloureux, surtout au pied de la croix, où il s'agira encore, d'une certaine manière, du regard d'une “femme qui accouche”, puisque Marie ne se limitera pas à partager la passion et la mort du Fils unique, mais qu'elle accueillera dans le disciple bien-aimé un nouveau fils qui lui sera confié (cf. Jn 19, 26-27); au matin de Pâques, ce sera un regard radieux en raison de la joie de la résurrection et, enfin, un regard ardent lié à l'effusion de l'Esprit au jour de la Pentecôte (cf.Ac 1, 14).

    Les souvenirs de Marie

    11. Marie vit en gardant les yeux fixés sur le Christ, et chacune de ses paroles devient pour elle un trésor: « Elle retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur » (Lc 2, 19; cf. 2, 51). Les souvenirs de Jésus, imprimés dans son esprit, l'ont accompagnée en toute circonstance, l'amenant à parcourir à nouveau, en pensée, les différents moments de sa vie aux côtés de son Fils. Ce sont ces souvenirs qui, en un sens, ont constitué le “rosaire” qu'elle a constamment récité au long des jours de sa vie terrestre.

    Et maintenant encore, parmi les chants de joie de la Jérusalem céleste, les motifs de son action de grâce et de sa louange demeurent inchangés. Ce sont eux qui inspirent son attention maternelle envers l'Église en pèlerinage, dans laquelle elle continue à développer la trame de son “récit” d'évangélisatrice. Marie propose sans cesse aux croyants les “mystères” de son Fils, avec le désir qu'ils soient contemplés, afin qu'ils puissent libérer toute leur force salvifique. Lorsqu'elle récite le Rosaire, la ommunauté chrétienne se met en syntonie avec le souvenir et avec le regard de Marie.

    Le Rosaire, prière contemplative

    12. C'est précisément à partir de l'expérience de Marie que le Rosaire est une prière nettement contemplative. Privé de cette dimension, il en serait dénaturé, comme le soulignait Paul VI: « Sans la contemplation, le Rosaire est un corps sans âme, et sa récitation court le danger de devenir une répétition mécanique de formules et d'agir à l'encontre de l'avertissement de Jésus: “Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens; ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup, ils se feront mieux écouter” (Mt 6, 7). Par nature, la récitation du Rosaire exige que le rythme soit calme et que l'on prenne son temps, afin que la personne qui s'y livre puisse mieux méditer les mystères de la vie du Seigneur, vus à travers le cœur de Celle qui fut la plus proche du Seigneur, et qu'ainsi s'en dégagent les insondables richesses ».14

    Il convient de nous arrêter sur la pensée profonde de Paul VI, pour faire apparaître certaines dimensions du Rosaire qui en définissent mieux le caractère propre de contemplation christologique. 

    Se souvenir du Christ avec Marie

    13. La contemplation de Marie est avant tout le fait de se souvenir. Il faut cependant entendre ces paroles dans le sens biblique de la mémoire (zakar), qui rend présentes les œuvres accomplies par Dieu dans l'histoire du salut. La Bible est le récit d'événements salvifiques, qui trouvent leur sommet dans le Christ lui-même. Ces événements ne sont pas seulement un “hier”; ils sont aussi l'aujourd'hui du salut. Cette actualisation se réalise en particulier dans la liturgie: ce que Dieu a accompli il y a des siècles ne concerne pas seulement les témoins directs des événements, mais rejoint par son don de grâce l'homme de tous les temps. Cela vaut aussi d'une certaine manière pour toute autre approche de dévotion concernant ces événements: « en faire mémoire » dans une attitude de foi et d'amour signifie s'ouvrir à la grâce que le Christ nous a obtenue par ses mystères de vie, de mort et de résurrection.

    C'est pourquoi, tandis qu'il faut rappeler avec le Concile Vatican II que la liturgie, qui constitue la réalisation de la charge sacerdotale du Christ et le culte public, est « le sommet vers lequel tend l'action de l'Église et en même temps la source d'où découle toute sa force »,15 il convient aussi de rappeler que la vie spirituelle « n'est pas enfermée dans les limites de la participation à la seule sainte Liturgie. Le chrétien, appelé à prier en commun, doit néanmoins aussientrer dans sa chambre pour prier son Père dans le secret (cf. Mt 6, 6) et doit même, selon l'enseignement de l'Apôtre, prier sans relâche (cf. 1 Th 5, 17) ».16 Avec sa spécificité, le Rosaire se situe dans ce panorama multicolore de la prière “incessante” et, si la liturgie, action du Christ et de l'Église, est l'action salvifique par excellence, le Rosaire, en tant que méditation sur le Christ avec Marie, est une contemplation salutaire. Nous plonger en effet, de mystère en mystère, dans la vie du Rédempteur, fait en sorte que ce que le Christ a réalisé et ce que la liturgie actualise soient profondément assimilés et modèlent notre existence. 

    Par Marie, apprendre le Christ

    14. Le Christ est le Maître par excellence, le révélateur et la révélation. Il ne s'agit pas seulement d'apprendre ce qu'il nous a enseigné, mais “d'apprendre à le connaître Lui”. Et quel maître, en ce domaine, serait plus expert que Marie? S'il est vrai que, du point de vue divin, l'Esprit est le Maître intérieur qui nous conduit à la vérité tout entière sur le Christ (cf Jn 14, 26; 15, 26; 16, 13), parmi les êtres humains, personne mieux qu'elle ne connaît le Christ; nul autre que sa Mère ne peut nous faire entrer dans une profonde connaissance de son mystère.

    Le premier des “signes” accomplis par Jésus – la transformation de l'eau en vin aux noces de Cana – nous montre justement Marie en saqualité de maître, alors qu'elle invite les servants à suivre les instructions du Christ (cf. Jn2, 5). Et nous pouvons penser qu'elle a rempli cette fonction auprès des disciples après l'Ascension de Jésus, quand elle demeura avec eux dans l'attente de l'Esprit Saint et qu'elle leur apporta le réconfort dans leur première mission. Cheminer avec Marie à travers les scènes du Rosaire, c'est comme se mettre à “l'école” de Marie pour lire le Christ, pour en pénétrer les secrets, pour en comprendre le message. 

    L'école de Marie est une école tout particulièrement efficace si l'on considère que Marie l'accomplit en nous obtenant l'abondance des dons de l'Esprit Saint, en nous offrant aussi l'exemple du « pèlerinage dans la foi »17 dont elle est un maître incomparable. Face à chaque mystère de son Fils, elle nous invite, comme elle le fit à l'Annonciation, à poser humblement les questions qui ouvrent sur la lumière, pour finir toujours par l'obéissance de la foi: « Je suis la servante du Seigneur; que tout se passe pour moi selon ta parole! » (Lc 1, 38).

    Se conformer au Christ avec Marie

    15. La spiritualité chrétienne a pour caractéristique fondamentale l'engagement du disciple à “se conformer” toujours plus pleinement à son Maître (cf. Rm 8, 29; Ph 3, 10.21). Par l'effusion de l'Esprit reçu au Baptême, le croyant est greffé, comme un sarment, sur la vigne qu'est le Christ (cf. Jn 15, 5), il est constitué membre de son Corps mystique (cf. 1Co 12, 12; Rm 12, 5). Mais à cette unité initiale doit correspondre un cheminement de ressemblance croissante avec lui qui oriente toujours plus le comportement du disciple dans le sens de la “logique” du Christ: « Ayez entre vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5). Selon les paroles de l'Apôtre, il faut « se revêtir du Seigneur Jésus Christ » (cf. Rm 13, 14; Ga 3, 27). 

    Dans le parcours spirituel du Rosaire, fondé sur la contemplation incessante – en compagnie de Marie – du visage du Christ, on est appelé à poursuivre un tel idéal exigeant de se conformer à Lui grâce à une fréquentation que nous pourrions dire “amicale”. Elle nous fait entrer de manière naturelle dans la vie du Christ et pour ainsi dire “respirer” ses sentiments. Le bienheureux Bartolo Longo dit à ce propos: « De même que deux amis qui se retrouvent souvent ensemble finissent par se ressembler même dans la manière de vivre, de même, nous aussi, en parlant familièrement avec Jésus et avec la Vierge, par la méditation des Mystères du Rosaire, et en formant ensemble une même vie par la Communion, nous pouvons devenir, autant que notre bassesse le permet, semblables à eux et apprendre par leurs exemples sublimes à vivre de manière humble, pauvre, cachée, patiente et parfaite ».18 

    Grâce à ce processus de configuration au Christ, par le Rosaire, nous nous confions tout particulièrement à l'action maternelle de la Vierge Sainte. Tout en faisant partie de l'Église comme membre qui « tient la place la plus élevée et en même temps la plus proche de nous » ,19 elle, qui est la mère du Christ, est en même temps la “Mère de l'Église”. Et comme telle, elle “engendre” continuellement des fils pour le Corps mystique de son Fils. Elle le fait par son intercession, en implorant pour eux l'effusion inépuisable de l'Esprit. Elle est l'icône parfaite de la maternité de l'Église.

    Mystiquement, le Rosaire nous transporte auprès de Marie, dans la maison de Nazareth, où elle est occupée à accompagner la croissance humaine du Christ. Par ce biais, elle peut nous éduquer et nous modeler avec la même sollicitude, jusqu'à ce que le Christ soit « formé » pleinement en nous (cf. Ga 4,19). Cette action de Marie, totalement enracinée dans celle du Christ et dans une radicale subordination à elle, « n'empêche en aucune manière l'union immédiate des croyants avec le Christ, au contraire elle la favorise ».20 Tel est le lumineux principe exprimé parle Concile VaticanII, dont j'ai si fortement fait l'expérience dans ma vie, au point d'en faire le noyau de ma devise épiscopale “Totus tuus”.21 Comme on le sait, il s'agit d'une devise inspirée par la doctrine de saint Louis Marie Grignion de Montfort, qui expliquait ainsi le rôle de Marie pour chacun de nous dans le processus de configuration au Christ: « Toute notre perfection consistant à être conformes, unis et consacrés à Jésus Christ, la plus parfaite de toutes les dévotions est sans difficulté celle qui nous conforme, unit et consacre le plus parfaitement à Jésus Christ. Or, Marie étant de toutes les créatures la plus conforme à Jésus Christ, il s'ensuit que, de toutes les dévotions, celle qui consacre et conforme le plus une âme à Notre-Seigneur est la dévotion à la Très Sainte Vierge, sa sainte Mère, et que plus une âme sera consacrée à Marie, plus elle le sera à Jésus Christ ».22 Jamais comme dans le Rosaire, le chemin du Christ et celui de Marie n'apparaissent aussi étroitement unis. Marie ne vit que dans le Christ et en fonction du Christ! 

    Supplier le Christ avec Marie

    16. Le Christ nous a invités à nous tourner vers Dieu avec confiance et persévérance pour être exaucés: « Demandez et l'on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira » (Mt 7,7). Le fondement de cette efficacité de la prière, c'est la bonté du Père, mais aussi la médiation du Christ lui-même auprès de Lui (cf. 1Jn 2,1) et l'action de l'Esprit Saint, qui « intercède pour nous » selon le dessein de Dieu (cf. Rm 8, 26-27). Car nous-mêmes, « nous ne savons pas prier comme il faut » (Rm 8, 26) et parfois nous ne sommes pas exaucés parce que « nous prions mal » (cf. Jc 4, 2-3). 

    Par son intercession maternelle, Marie intervient pour soutenir la prière que le Christ et l'Esprit font jaillir de notre cœur. « La prière de l'Église est comme portée par la prière de Marie ».23 En effet, si Jésus, l'unique Médiateur, est la Voie de notre prière, Marie, qui est pure transparence du Christ, nous montre la voie, et « c'est à partir de cette coopération singulière de Marie à l'action de l'Esprit Saint que les Églises ont développé la prière à la sainte Mère de Dieu, en la centrant sur la Personne du Christ manifestée dans ses mystères ».24Aux noces de Cana, l'Évangile montre précisément l'efficacité de l'intercession de Marie qui se fait auprès de Jésus le porte-parole des besoins de l'humanité: « Ils n'ont plus de vin » (Jn 2,3).

    Le Rosaire est à la fois méditation et supplication. L'imploration insistante de la Mère deDieu s'appuie sur la certitude confiante que son intercession maternelle est toute puissante sur le cœur de son Fils. Elle est « toute puissante par grâce », comme disait, dans une formule dont il faut bien comprendre l'audace, le bienheureux Bartolo Longo dans la Supplique à la Vierge.25 C'est une certitude qui, partant de l'Évangile, n'a cessé de se renforcer à travers l'expérience du peuple chrétien. Le grand poète Dante s'en fait magnifiquement l'interprète quand il chante, en suivant saint Bernard: « Dame, tu es si grande et de valeur si haute / que qui veut une grâce et à toi ne vient pas / il veut que son désir vole sans ailes ».26 Dans le Rosaire, tandis que nous la supplions, Marie, Sanctuaire de l'Esprit Saint (cf.Lc 1, 35), se tient pour nous devant le Père, qui l'a comblée de grâce, et devant le Fils, qu'elle a mis au monde, priant avec nous et pour nous. 

    Annoncer le Christ avec Marie

    17. Le Rosaire est aussi un parcours d'annonce et d'approfondissement, au long duquel le mystère du Christ est constamment représenté aux divers niveaux de l'expérience chrétienne. Il s'agit d'une présentation orante et contemplative, qui vise à façonner le disciple selon le cœur du Christ. Si, dans la récitation du Rosaire, tous les éléments permettant une bonne méditation sont en effet mis en valeur de manière appropriée, il y a la possibilité, spécialement dans la célébration communautaire en paroisse ou dans les sanctuaires, d'une catéchèse significative que les Pasteurs doivent savoir exploiter. De cette manière aussi, la Vierge du Rosaire continue son œuvre d'annonce du Christ. L'histoire du Rosaire montre comment cette prière a été utilisée, spécialement par les Dominicains, dans un moment difficile pour l'Église à cause de la diffusion de l'hérésie. Aujourd'hui, nous nous trouvons face à de nouveaux défis. Pourquoi ne pas reprendre en main le chapelet avec la même foi que nos prédécesseurs? Le Rosaire conserve toute sa force et reste un moyen indispensable dans le bagage pastoral de tout bon évangélisateur. 


    CHAPITRE II

    MYSTÈRES DU CHRIST –
    MYSTÈRES DE SA MÈRE
     

    Le Rosaire, « résumé de l'Évangile »

    18. Pour être introduit dans la contemplation du visage du Christ, il faut écouter, dans l'Esprit, la voix du Père, car « nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père » (Mt 11, 27). Près de Césarée de Philippe, à l'occasion de la profession de foi de Pierre, Jésus précisera l'origine de cette intuition si lumineuse concernant son identité: « Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux » (Mt 16, 17). La révélation d'en haut est donc nécessaire. Mais pour l'accueillir, il est indispensable de se mettre à l'écoute: « Seule l'expérience du silence et de la prière offre le cadre approprié dans lequel la connaissance la plus vraie, la plus fidèle et la plus cohérente de ce mystère peut mûrir et se développer ».27

    Le Rosaire est l'un des parcours traditionnels de la prière chrétienne qui s'attache à la contemplation du visage du Christ. Le Pape Paul VI le décrivait ainsi: « Prière évangélique centrée sur le mystère de l'Incarnation rédemptrice, le Rosaire a donc une orientation nettement christologique. En effet, son élément le plus caractéristique – la répétition litanique de l'Ave Maria – devient lui aussi une louange incessante du Christ, objet ultime de l'annonce de l'Ange et de la salutation de la mère du Baptiste: “Le fruit de tes entrailles est béni” (Lc1, 42). Nous dirons même plus: la répétition de l'Ave Maria constitue la trame sur laquelle se développe la contemplation des mystères: le Jésus de chaque Ave Maria est celui même que la succession des mystères nous propose tour à tour Fils de Dieu et de la Vierge ».28 

    Une intégration appropriée

    19. Parmi tous les mystères de la vie du Christ, le Rosaire, tel qu'il s'est forgé dans la pratique la plus courante approuvée par l'autorité ecclésiale, n'en retient que quelques-uns. Ce choix s'est imposé à cause de la trame originaire de cette prière, qui s'organisa à partir du nombre 150, correspondant à celui des Psaumes.

    Afin de donner une consistance nettement plus christologique au Rosaire, il me semble toutefois qu'un ajout serait opportun; tout en le laissant à la libre appréciation des personnes et des communautés, cela pourrait permettre de prendre en compte également les mystères de la vie publique du Christ entre le Baptême et la Passion. Car c'est dans l'espace de ces mystères que nous contemplons des aspects importants de la personne du Christ en tant que révélateur définitif de Dieu. Proclamé Fils bien-aimé du Père lors du Baptême dans le Jourdain, il est Celui qui annonce la venue du Royaume, en témoigne par ses œuvres, en proclame les exigences. C'est tout au long des années de sa vie publique que le mystère du Christ se révèle à un titre spécial comme mystère de lumière: « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (Jn9,5). 

    Pour que l'on puisse dire de manière complète que le Rosaire est un “résumé de l'Évangile”, il convient donc que, après avoir rappelé l'incarnation et la vie cachée du Christ (mystères joyeux), et avant de s'arrêter sur les souffrances de la passion (mystères douloureux), puis sur le triomphe de la résurrection (mystères glorieux), la méditation se tourne aussi vers quelques moments particulièrement significatifs de la vie publique (mystères lumineux). Cet ajout de nouveaux mystères, sans léser aucun aspect essentiel de l'assise traditionnelle de cette prière, a pour but de la placer dans la spiritualité chrétienne, avec une attention renouvelée, comme une authentique introduction aux profondeurs du Cœur du Christ, abîme de joie et de lumière, de douleur et de gloire. 

    Mystères joyeux

    20. Le premier cycle, celui des “mystères joyeux”, est effectivement caractérisé par la joie qui rayonne de l'événement de l'Incarnation Cela est évident dès l'Annonciation où le salut de l'Ange Gabriel à la Vierge de Nazareth rappelle l'invitation à la joie messianique: « Réjouis-toi, Marie ». Toute l'histoire du salut, bien plus en un sens, l'histoire même du monde, aboutit à cette annonce. En effet, si le dessein du Père est de récapituler toutes choses dans le Christ (cf. Ep 1,10), c'est l'univers entier qui, d'une certaine manière, est touché par la faveur divine avec laquelle le Père se penche sur Marie pour qu'elle devienne la Mère de son Fils. À son tour, toute l'humanité se trouve comme contenue dans le fiat par lequel elle correspond avec promptitude à la volonté de Dieu.

    C'est une note d'exultation qui marque la scène de la rencontre avec Élisabeth, où la voix de Marie et la présence du Christ en son sein font que Jean « tressaille d'allégresse » (cf. Lc1,44). Une atmosphère de liesse baigne la scène de Bethléem, où la naissance de l'Enfant divin, le Sauveur du monde, est chantée par les anges et annoncée aux bergers justement comme « une grande joie » (Lc 2, 10).

    Mais, les deux derniers mystères, qui conservent toutefois cette note de joie, anticipent les signes du drame. En effet, la présentation au temple, tout en exprimant la joie de la consécration et en plongeant le vieillard Syméon dans l'extase, souligne aussi la prophétie du « signe en butte à la contradiction » que sera l'Enfant pour Israël et de l'épée qui transpercera l'âme de sa Mère (cf. Lc2, 34-35). L'épisode de Jésus au temple, lorsqu'il eut douze ans, est lui aussi tout à la fois joyeux et dramatique. Il se dévoile là dans sa divine sagesse tandis qu'il écoute et interroge; et il se présente essentiellement comme celui qui “enseigne”. La révélation de son mystère de Fils tout entier consacré aux choses du Père est une annonce de la radicalité évangélique qui remet en cause les liens même les plus chers à l'homme face aux exigences absolues du Royaume. Joseph et Marie eux-mêmes, émus et angoissés, « ne comprirent pas » ses paroles (Lc2,50).

    Méditer les mystères “joyeux” veut donc dire entrer dans les motivations ultimes et dans la signification profonde de la joie chrétienne. Cela revient à fixer les yeux sur la dimension concrète du mystère de l'Incarnation et sur une annonce encore obscure et voilée du mystère de la souffrance salvifique. Marie nous conduit à la connaissance du secret de la joie chrétienne, en nous rappelant que le christianisme est avant tout euangelion, “bonne nouvelle”, dont le centre, plus encore le contenu lui-même, réside dans la personne du Christ, le Verbe fait chair, l'unique Sauveur du monde.

    Mystères lumineux

    21. Passant de l'enfance de Jésus et de la vie à Nazareth à sa vie publique, nous sommes amenés à contempler ces mystères que l'on peut appeler, à un titre spécial, “mystères de lumière”. En réalité, c'est tout le mystère du Christ qui est lumière. Il est la « lumière du monde » (Jn 8,12). Mais cette dimension est particulièrement visible durant les années de sa vie publique, lorsqu'il annonce l'Évangile du Royaume. Si l'on veut indiquer à la communauté chrétienne cinq moments significatifs – mystères “lumineux” – de cette période de la vie du Christ, il me semble que l'on peut les mettre ainsi en évidence: 1. au moment de son Baptême au Jourdain, 2. dans son auto-révélation aux noces de Cana, 3. dans l'annonce du Royaume de Dieu avec l'invitation à la conversion, 4. dans sa Transfiguration et enfin 5. dans l'institution de l'Eucharistie, expression sacramentelle du mystère pascal.

    Chacun de ces mystères est une révélation du Royaume désormais présent dans la personne de Jésus.

    Le Baptême au Jourdain est avant tout un mystère de lumière. En ce lieu, alors que le Christ descend dans les eaux du fleuve comme l'innocent qui se fait “péché” pour nous (cf. 2 Co 5, 21), les cieux s'ouvrent, la voix du Père le proclame son Fils bien-aimé (cf. Mt 3, 17 par), tandis que l'Esprit descend sur Lui pour l'investir de la mission qui l'attend. Le début des signes à Cana est un mystère de lumière (cf. Jn2, 1-12), au moment où le Christ, changeant l'eau en vin, ouvre le cœur des disciples à la foi grâce à l'intervention de Marie, la première des croyantes. C'est aussi un mystère de lumière que la prédication par laquelle Jésus annonce l'avènement du Royaume de Dieu et invite à la conversion (cf. Mc 1,15), remettant les péchés de ceux qui s'approchent de Lui avec une foi humble (cf. Mc 2, 3- 13; Lc 7, 47-48); ce ministère de miséricorde qu'il a commencé, il le poursuivra jusqu'à la fin des temps, principalement à travers le sacrement de la Réconciliation, confié à son Église (cf. Jn 20, 22-23). La Transfiguration est le mystère de lumière par excellence. Selon la tradition, elle survint sur le Mont Thabor. La gloire de la divinité resplendit sur le visage du Christ, tandis que, aux Apôtres en extase, le Père le donne à reconnaître pour qu'ils “l'écoutent” (cf. Lc 9,35 par) et qu'ils se préparent à vivre avec Lui le moment douloureux de la Passion, afin de parvenir avec Lui à la joie de la Résurrection et à une vie transfigurée par l'Esprit Saint. Enfin, c'est un mystère de lumière que l'institution de l'Eucharistie dans laquelle le Christ se fait nourriture par son Corps et par son Sang sous les signes du pain et du vin, donnant “jusqu'au bout” le témoignage de son amour pour l'humanité (Jn 13,1), pour le salut de laquelle il s'offrira en sacrifice.

    Dans ces mystères, à l'exception de Cana, Marie n'est présente qu'en arrière-fond. Les Évangiles ne font que quelques brèves allusions à sa présence occasionnelle à un moment ou à un autre de la prédication de Jésus (cf. Mc3,31-35; Jn2,12), et ils ne disent rien à propos de son éventuelle présence au Cénacle au moment de l'institution de l'Eucharistie. Mais la fonction qu'elle remplit à Cana accompagne, d'une certaine manière, tout le parcours du Christ. La révélation qui, au moment du Baptême au Jourdain, est donnée directement par le Père et dont le Baptiste se fait l'écho, est sur ses lèvres à Cana et devient la grande recommandation que la Mère adresse à l'Église de tous les temps: « Faites tout ce qu'il vous dira » (Jn 2, 5). C'est une ecommandation qui nous fait entrer dans les paroles et dans les signes du Christ durant sa vie publique, constituant le fond marial de tous les “mystères de lumière”.

    Mystères douloureux

    22. Les Évangiles donnent une grande importance aux mystères douloureux du Christ. Depuis toujours la piété chrétienne, spécialement pendant le Carême à travers la pratique du chemin de Croix, s'est arrêtée sur chaque moment de la Passion, comprenant que là se trouve le point culminant de la révélation de l'amour et que là aussi se trouve la source de notre salut. Le Rosaire choisit certains moments de la Passion, incitant la personne qui prie à les fixer avec le regard du cœur et à les revivre. Le parcours de la méditation s'ouvre sur Gethsémani, où le Christ vit un moment particulièrement angoissant, confronté à la volonté du Père face à laquelle la faiblesse de la chair serait tentée de se rebeller. À ce moment-là, le Christ se tient dans le lieu de toutes les tentations de l'humanité et face à tous les péchés de l'humanité pour dire au Père: « Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne! » (Lc 22, 42 par). Son “oui” efface le “non” de nos premiers parents au jardin d'Eden. Et ce qu'il doit lui en coûter d'adhérer à la volonté du Père apparaît dans les mystères suivants, la flagellation, le couronnement d'épines, la montée au Calvaire, la mort en croix, par lesquels il est plongé dans la plus grande abjection: Ecce homo! 

    Dans cette abjection se révèle non seulement l'amour de Dieu mais le sens même de l'homme. Ecce homo: qui veut connaître l'homme doit savoir en reconnaître le sens, l'origine et l'accomplissement dans le Christ, Dieu qui s'abaisse par amour « jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix » (Ph2,8). Les mystères douloureux conduisent le croyant à revivre la mort de Jésus en se mettant au pied de la croix, près de Marie, pour pénétrer avec elle dans les profondeurs de l'amour de Dieu pour l'homme et pour en sentir toute la force régénératrice.

    Mystères glorieux

    23. « La contemplation du visage du Christ ne peut s'arrêter à son image de crucifié. Il est le Ressuscité! ».29 Depuis toujours le Rosaire exprime cette conscience de la foi, invitant le croyant à aller au-delà de l'obscurité de la Passion, pour fixer son regard sur la gloire du Christ dans la Résurrection et dans l'Ascension. En contemplant le Ressuscité, le chrétien redécouvre les raisons de sa propre foi (cf. 1Co 15,14), et il revit la joie non seulement de ceux à qui le Christ s'est manifesté – les Apôtres, Marie-Madeleine, les disciples d'Emmaüs –, mais aussi la joie de Marie, qui a dû faire une expérience non moins intense de la vie nouvelle de son Fils glorifié. À cette gloire qui, par l'Ascension, place le Christ à la droite du Père, elle sera elle-même associée par l'Assomption, anticipant, par un privilège très spécial, la destinée réservée à tous les justes par la résurrection de la chair. Enfin, couronnée de gloire – comme on le voit dans le dernier mystèreglorieux –, elle brille comme Reine desAnges et des Saints, anticipation et sommet de la condition eschatologique de l'Église.

    Dans le troisième mystère glorieux, le Rosaire place au centre de ce parcours glorieux du Fils et de sa Mère la Pentecôte, qui montre le visage de l'Église comme famille unie à Marie, ravivée par l'effusion puissante de l'Esprit et prête pour la mission évangélisatrice. La contemplation de ce mystère, comme des autres mystères glorieux, doit inciter les croyants à prendre une conscience toujours plus vive de leur existence nouvelle dans le Christ, dans la réalité de l'Église, existence dont la scène de la Pentecôte constitue la grande “icône”. Les mystères glorieux nourrissent ainsi chez les croyants l'espérance de la fin eschatologique vers laquelle ils sont en marche comme membres du peuple de Dieu qui chemine à travers l'histoire. Ceci ne peut pas ne pas les pousser à témoigner avec courage de cette « joyeuse annonce » qui donne sens à toute leur existence.

    Des mystères au Mystère: le chemin de Marie

    24. Ces cycles de méditation proposés par le Saint Rosaire ne sont certes pas exhaustifs, mais ils rappellent l'essentiel, donnant à l'esprit le goût d'une connaissance du Christ qui puise continuellement à la source pure du texte évangélique. Chaque trait singulier de la vie du Christ, tel qu'il est raconté par les Évangélistes, brille de ce Mystère qui surpasse toute connaissance (cf. Ep 3, 19). C'est le mystère du Verbe fait chair, en qui, « dans son propre corps, habite la plénitude de la divinité » (cf. Col 2, 9). C'est pourquoi le Catéchisme de l'Église catholique insiste tant sur les mystères du Christ, rappelant que « toute la vie de Jésus est signe de son mystère ».30 Le « duc in altum » de l'Église dans le troisième millénaire se mesure à la capacité des chrétiens de « pénétrer le mystère de Dieu, dans lequel se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2, 2-3). C'est à chaque baptisé que s'adresse le souhait ardent de la lettre aux Éphésiens: « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi; restez enracinés dans l'amour, établis dans l'amour. Ainsi [...] vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance. Alors vous serez comblés jusqu'à entrer dans la plénitude de Dieu » (3, 17-19). 

    Le Rosaire se met au service de cet idéal, livrant le “secret” qui permet de s'ouvrir plus facilement à une connaissance du Christ qui est profonde et qui engage. Nous pourrions l'appeler le chemin de Marie. C'est le chemin de l'exemple de la Vierge de Nazareth, femme de foi, de silence et d'écoute. C'est en même temps le chemin d'une dévotion mariale, animée de la conscience du rapport indissoluble qui lie le Christ à sa très sainte Mère: les mystères du Christ sont aussi, dans un sens, les mystères de sa Mère, même quand elle n'y est pas directement impliquée, par le fait même qu'elle vit de Lui et par Lui. Faisant nôtres dans l'Ave Maria les paroles de l'Ange Gabriel et de sainte Élisabeth, nous nous sentons toujours poussés à chercher d'une manière nouvelle en Marie, entre ses bras et dans son cœur, le « fruit béni de ses entrailles » (cf.Lc 1, 42).

    Mystère du Christ, “mystère” de l'homme

    25. Dans mon témoignage de 1978, évoqué ci-dessus, sur le Rosaire, ma prière préférée, j'exprimais une idée sur laquelle je voudrais revenir. Je disais alors que « la prière toute simple du Rosaire s'écoule au rythme de la vie humaine ».31

    À la lumière des réflexions faites jusqu'ici sur les mystères du Christ, il n'est pas difficile d'approfondir l'implication anthropologique du Rosaire, une implication plus radicale qu'il n'y paraît à première vue. Celui qui se met à contempler le Christ en faisant mémoire des étapes de sa vie ne peut pas ne pas découvrir aussi en Lui la vérité sur l'homme. C'est la grande affirmation du Concile Vatican II, dont j'ai si souvent fait l'objet de mon magistère, depuis l'encyclique Redemptor hominis: « En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné ».32 Le Rosaire aide à s'ouvrir à cette lumière. En suivant le chemin du Christ, en qui le chemin de l'homme est « récapitulé »,33 dévoilé et racheté, le croyant se place face à l'image de l'homme véritable. En contemplant sa naissance, il découvre le caractère sacré de la vie; en regardant la maison de Nazareth, il apprend la vérité fondatrice de la famille selon le dessein de Dieu; en écoutant le Maître dans les mystères de sa vie publique, il atteint la lumière qui permet d'entrer dans le Royaume de Dieu et, en le suivant sur le chemin du Calvaire, il apprend le sens de la souffrance salvifique. Enfin, en contemplant le Christ et sa Mère dans la gloire, il voit le but auquel chacun de nous est appelé, à condition de se laisser guérir et transfigurer par l'Esprit Saint. 

    On peut dire ainsi que chaque mystère du Rosaire, bien médité, éclaire le mystère de l'homme. 

    En même temps, il devient naturel d'apporter à cette rencontre avec la sainte humanité du Rédempteur les nombreux problèmes, préoccupations, labeurs et projets qui marquent notre vie. « Décharge ton fardeau sur le Seigneur: il prendra soin de toi » (Ps 55 [54], 23). Méditer le Rosaire consiste à confier nos fardeaux aux cœurs miséricordieux du Christ et de sa Mère. À vingt-cinq ans de distance, repensant aux épreuves qui ne m'ont pas manqué même dans l'exercice de mon ministère pétrinien, j'éprouve le besoin de redire, à la manière d'une chaleureuse invitation adressée à tous pour qu'ils en fassent l'expérience personnelle: oui, vraiment le Rosaire « donne le rythme de la vie humaine », pour l'harmoniser avec le rythme de la vie divine, dans la joyeuse communion de la Sainte Trinité, destinée et aspiration ultime de notre existence.


    CHAPITRE III

    « POUR MOI, VIVRE C'EST LE CHRIST » 

    Le Rosaire, chemin d'assimilation du mystère

    26. La méditation des mystères du Christ est proposée dans le Rosaire avec une méthode caractéristique, capable par nature de favoriser leur assimilation. C'est une méthode fondée sur la répétition. Cela vaut avant tout pour l'Ave Maria, répété dix fois à chaque mystère. Si l'on s'en tient à cette répétition d'une manière superficielle, on pourrait être tenté de ne voir dans le Rosaire qu'une pratique aride et ennuyeuse. Au contraire, on peut considérer le chapelet tout autrement, si on le regarde comme l'expression de cet amour qui ne se lasse pas de se tourner vers la personne aimée par des effusions qui, même si elles sont toujours semblables dans leur manifestation, sont toujours neuves par le sentiment qui les anime.

    Dans le Christ, Dieu a vraiment assumé un « cœur de chair ». Il n'a pas seulement un cœur divin, riche en miséricorde et en pardon, mais il a aussi un cœur humain, capable de toutes les vibrations de l'affection. Si nous avions besoin d'un témoignage évangélique à ce propos, il ne serait pas difficile de le trouver dans le dialogue émouvant du Christ avec Pierre, après la Résurrection: « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? » Par trois fois la question est posée, par trois fois la réponse est donnée: « Seigneur, tu sais bien que je t'aime » (cf. Jn 21, 15-17). Au-delà de la signification spécifique de ce passage si important pour la mission de Pierre, la beauté de cette triple répétition n'échappe à personne: par elle, la demande insistante et la réponse correspondante s'expriment en des termes bien connus de l'expérience universelle de l'amour humain. Pour comprendre le Rosaire, il faut entrer dans la dynamique psychologique propre à l'amour.

    Une chose est claire: si la répétition de l'Ave Maria s'adresse directement à Marie, en définitive, avec elle et par elle, c'est à Jésus que s'adresse l'acte d'amour. La répétition se nourrit du désir d'être toujours plus pleinement conformé au Christ, c'est là le vrai “programme” de la vie chrétienne. Saint Paul a énoncé ce programme avec des paroles pleines de feu: « Pour moi, vivre c'est le Christ, et mourir est un avantage » (Ph 1, 21). Et encore: « Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Le Rosaire nous aide à grandir dans cette conformation jusqu'à parvenir à la sainteté.

    Une méthode valable...

    27. Que la relation au Christ puisse profiter également du soutien d'une méthode ne doit pas étonner. Dieu se communique à l'homme en respectant la façon d'être de notre nature et ses rythmes vitaux. C'est pourquoi la spiritualité chrétienne, tout en connaissant les formes les plus sublimes du silence mystique dans lequel toutes les images, toutes les paroles et tous les gestes sont comme dépassés par l'intensité d'une union ineffable de l'homme avec Dieu, est normalement marquée par l'engagement total de la personne, dans sa complexe réalité psychologique, physique et relationnelle.

    Ceci apparaît de façon évidente dans la liturgie. Les sacrements et les sacramentaux sont structurés par une série de rites qui font appel aux diverses dimensions de la personne. La prière non liturgique exprime également la même exigence. Cela est corroboré par le fait qu'en Orient la prière la plus caractéristique de la méditation christologique, celle qui est centrée sur les paroles: « Jésus, Christ, Fils de Dieu, Seigneur, aie pitié de moi pécheur »,34 est traditionnellement liée au rythme de la respiration qui, tout en favorisant la persévérance dans l'invocation, assure presque une densité physique au désir que le Christ devienne la respiration, l'âme et le “tout” de la vie.

    ... qui peut toutefois être améliorée

    28. Dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, j'ai rappelé qu'il y a également aujourd'hui en Occident une exigence renouvelée de méditation qui trouve parfois dans les autres religions des modalités plus attractives.35 Il existe des chrétiens qui, parce qu'ils connaissent peu la tradition contemplative chrétienne, se laissent séduire par ces propositions. Néanmoins, même si elles ont des éléments positifs et parfois compatibles avec l'expérience chrétienne, elles cachent souvent un soubassement idéologique inacceptable. Même dans ces expériences, on note une méthodologie très en vogue qui, pour parvenir à une haute concentration spirituelle, se prévaut de techniques répétitives et symboliques, à caractère psychologique et physique. Le Rosaire se situe dans le cadre universel de la phénoménologie religieuse, mais il se définit par des caractéristiques propres qui répondent aux exigences typiques de la spécificité chrétienne.

    En effet, ce n'est pas seulement une méthode de contemplation. En tant que méthode, le chapelet doit être utilisé en relation avec sa finalité propre et il ne peut pas devenir une fin en soi. Cependant, parce qu'elle est le fruit d'une expérience séculaire, la méthode elle-même ne doit pas être sous-estimée. L'expérience d'innombrables saints milite en sa faveur, ce qui n'empêche pas cependant qu'elle puisse être améliorée. C'est précisément à cette fin que vise l'intégration, dans le cycle des mystères, de la nouvelle série de mysteria lucis, ainsi que de certaines suggestions relatives à la récitation du Rosaire que propose la présente Lettre. Par ces mystères, tout en respectant lastructure largement établie de cette prière, je voudrais aider les fidèles à la comprendre dans ses aspects symboliques, en harmonie avec les exigences de la vie quotidienne. Sans cela, on court le risque que non seulement le Rosaire ne produise pas les effets spirituels escomptés, mais que même le chapelet, avec lequel on a coutume de le réciter, finisse par être perçu comme une amulette ou un objet magique, en faisant un contresens radical sur son sens et sur sa fonction. 

    L'énonciation du mystère

    29. Énoncer le mystère, et peut-être même pouvoir regarder en même temps une image qui le représente, c'est comme camper un décor sur lequel se concentre l'attention. Les paroles guident l'imagination et l'esprit vers cet épisode déterminé ou ce moment de la vie du Christ. Dans la spiritualité qui s'est développée dans l'Église, que ce soit la vénération des icônes, les nombreuses dévotions riches d'éléments sensibles ou encore la méthode elle-même proposée par saint Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels, toutes ont eu recours à l'élément visuel et à l'imagination (la compositio loci), le considérant d'une grande aide pour favoriser la concentration de l'esprit sur le mystère. Il s'agit d'ailleurs d'une méthodologie qui correspond à la logique même de l'Incarnation: en Jésus, Dieu a voulu prendre des traits humains. C'est à travers sa réalité corporelle que nous sommes conduits à entrer en contact avec son mystère divin.

    À cette exigence concrète répond aussi l'énonciation des différents mystères du Rosaire. Ils ne remplacent certainement pas l'Évangile et ils n'en rappellent même pas toutes les pages. Le Rosaire ne remplace pas non plus la lectio divina, mais il la présuppose et il la promeut. Et si les mystères contemplés dans le Rosaire, y compris le complément des mysteria lucis, se limitent aux lignes maîtresses de la vie du Christ, grâce à eux l'esprit peut facilement embrasser le reste de l'Évangile, surtout quand le Rosaire est récité dans des moments particuliers de recueillement prolongé.

    L'écoute de la Parole de Dieu

    30. Pour donner un fondement biblique et une profondeur plus grande à la méditation, il est utile que l'énoncé du mystère soit suivi de la proclamation d'un passage biblique correspondant qui, en fonction des circonstances, peut être plus ou moins important. Les autres paroles en effet n'atteignent jamais l'efficacité particulière de la parole inspirée. Cette dernière doit être écoutée avec la certitude qu'elle est Parole de Dieu, prononcée pour aujourd'hui et « pour moi ».

    Ainsi écoutée, elle entre dans la méthodologie de répétition du Rosaire, sans susciter l'ennui qui serait produit par le simple rappel d'une information déjà bien connue. Non, il ne s'agit pas de faire revenir à sa mémoire une information, mais de laisser “parler” Dieu. Dans certaines occasions solennelles et communautaires, cette parole peut être illustrée de manière heureuse par un bref commentaire.

    Le silence

    31. L'écoute et la méditation se nourrissent du silence. Après l'énonciation du mystère et la proclamation de la Parole, il est opportun de s'arrêter pendant un temps significatif pour fixer le regard sur le mystère médité, avant de commencer la prière vocale. La redécouverte de la valeur du silence est un des secrets de la pratique de la contemplation et de la méditation. Dans une société hautement marquée par la technologie et les médias, il reste aussi que le silence devient toujours plus difficile. De même que dans la liturgie sont recommandés des moments de silence, de même, après l'écoute de la Parole de Dieu, une brève pause est opportune dans la récitation du Rosaire, tandis que l'esprit se fixe sur le contenu d'un mystère déterminé.

    Le « Notre Père »

    32. Après l'écoute de la Parole et la focalisation sur le mystère, il est naturel que l'esprit s'élève vers le Père. En chacun de ses mystères, Jésus nous conduit toujours au Père, auquel il s'adresse continuellement, parce qu'il repose en son “sein” (cf. Jn1,18). Il veut nous introduire dans l'intimité du Père, pour que nous disions comme Lui: « Abba, Père » (Rm 8,15; Ga 4,6). C'est en rapport avec le Père qu'il fait de nous ses frères et qu'il nous fait frères les uns des autres, en nous communiquant l'Esprit qui est tout à la fois son Esprit et l'Esprit du Père.

    Le « Notre Père », placé pratiquement comme au fondement de la méditation christologique et mariale qui se développe à travers la répétition de l'Ave Maria, fait de la méditation du mystère, même accomplie dans la solitude, une expérience ecclésiale.

    Les dix « Ave Maria »

    33. C'est tout à la fois l'élément le plus consistant du Rosaire et celui qui en fait une prière mariale par excellence. Mais précisément à la lumière d'une bonne compréhension de l'Ave Maria, on perçoit avec clarté que le caractère marial, non seulement ne s'oppose pas au caractère christologique, mais au contraire le souligne et le met en relief. En effet, la première partie de l'Ave Maria, tirée des paroles adressées à Marie par l'Ange Gabriel et par sainte Élisabeth, est une contemplation d'adoration du mystère qui s'accomplit dans la Vierge de Nazareth. Ces paroles expriment, pour ainsi dire, l'admiration du ciel et de la terre, et font, en un sens, affleurer l'émerveillement de Dieu contemplant son chef d'œuvre – l'incarnation du Fils dans le sein virginal de Marie –, dans la ligne du regard joyeux de la Genèse (cf. Gn1,31), de l'originel « pathos avec lequel Dieu, à l'aube de la création, a regardé l'œuvre de ses mains ».36 Dans le Rosaire, le caractère répétitif de l'Ave Marie nous fait participer à l'enchantement de Dieu: c'est la jubilation, l'étonnement, la reconnaissance du plus grand miracle de l'histoire. Il s'agit de l'accomplissement de la prophétie de Marie: « Désormais tous les âges me diront bienheureuse » (Lc1,48). 

    Le centre de gravité de l'Ave Maria, qui est presque comme une charnière entre la première et la seconde partie, est le nom de Jésus. Parfois, lors d'une récitation faite trop à la hâte, ce centre de gravité disparaît, et avec lui le lien au mystère du Christ qu'on est en train de contempler. Mais c'est justement par l'accent qu'on donne au nom de Jésus et à son mystère que l'on distingue une récitation du Rosaire significative et fructueuse. Dans l'exhortation apostolique Marialis cultus, Paul VI rappelait déjà l'usage pratiqué dans certaines régions de donner du relief au nom du Christ, en ajoutant une clausule évocatrice du mystère que l'on est en train de méditer.37 C'est une pratique louable, spécialement dans la récitation publique. Elle exprime avec force la foi christologique appliquée à divers moments de la vie du Rédempteur. Il s'agit d'une profession de foi et, en même temps, d'une aide pour demeurer vigilant dans la méditation, qui permet de vivre la fonction d'assimilation, inhérente à la répétition de l'Ave Maria, en regard du mystère du Christ. Répéter le nom de Jésus – l'unique nom par lequel il nous est donné d'espérer le salut (cf. Ac 4,12) –, étroitement lié à celui de sa Très Sainte Mère, et en la laissant presque elle-même nous le suggérer, constitue un chemin d'assimilation, qui vise à nous faire entrer toujours plus profondément dans la vie du Christ. 

    C'est de la relation très spécifique avec le Christ, qui fait de Marie la Mère de Dieu, la Theotòkos, que découle ensuite la force de la supplication avec laquelle nous nous adressons à elle dans la seconde partie de la prière, confiant notre vie et l'heure de notre mort à sa maternelle intercession.

    Le « Gloria »

    34. La doxologie trinitaire est le point d'arrivée de la contemplation chrétienne. Le Christ est en effet le chemin qui conduit au Père dans l'Esprit. Si nous parcourons en profondeur ce chemin, nous nous retrouvons sans cesse devant le mystère des trois Personnes divines à louer, à adorer et à remercier. Il est important que le Gloria, sommet de la contemplation, soit bien mis en relief dans le Rosaire. Lors de la récitation publique, il pourrait être chanté, pour mettre en évidence de manière opportune cette perspective qui structure et qualifie toute prière chrétienne.

    Dans la mesure où la méditation du mystère a été attentive, profonde, ravivée – d'Ave en Ave – par l'amour pour le Christ et pour Marie, la glorification trinitaire après chaque dizaine, loin de se réduire à une rapide conclusion, acquiert une juste tonalité contemplative, comme pour élever l'esprit jusqu'au Paradis et nous faire revivre, d'une certaine manière, l'expérience du Thabor, anticipation de la contemplation future: « Il est heureux que nous soyons ici ! » (Lc9,33).

    L'oraison jaculatoire finale

    35. Dans la pratique courante du Rosaire, la doxologie trinitaire est suivie d'une oraison jaculatoire, qui varie suivant les circonstances. Sans rien enlever à la valeur de telles invocations, il semble opportun de noter que la contemplation des mystères sera plus féconde si on prend soin de faire en sorte que chaque mystère s'achève par une prière destinée à obtenir les fruits spécifiques de la méditation de ce mystère. Le Rosaire pourra ainsi manifester avec une plus grande efficacité son lien avec la vie chrétienne. Cela est suggéré par une belle oraison liturgique, qui nous invite à demander de pouvoir parvenir, par la méditation des mystères du Rosaire, à « imiter ce qu'ils contiennent et à obtenir ce qu'ils promettent ».38 

    Une telle prière finale pourra s'inspirer d'une légitime variété, comme cela se fait déjà. En outre, le Rosaire acquiert alors une expression plus adaptée aux différentes traditions spirituelles et aux diverses communautés chrétiennes. Dans cette perspective, il est souhaitable que se répandent, avec le discernement pastoral requis, les propositions les plus significatives, par exemple celles qui sont utilisées dans les centres et sanctuaires mariaux particulièrement attentifs à la pratique du Rosaire, si bien que le peuple de Dieu puisse bénéficier de toutes ses richesses spirituelles authentiques, en y puisant une nourriture pour sa contemplation.

    Le chapelet

    36. Le chapelet est l'instrument traditionnel pour la récitation du Rosaire. Une pratique par trop superficielle conduit à le considérer souvent comme un simple instrument servant à compter la succession des Je vous salue Marie. Mais il veut aussi exprimer un symbolisme qui peut donner un sens nouveau à la contemplation.

    À ce sujet, il faut avant tout noter que le chapelet converge vers le Crucifié, qui ouvre ainsi et conclut le chemin même de la prière. La vie et la prière des croyants sont centrées sur le Christ. Tout part de Lui; tout tend vers Lui; et par Lui, tout, dans l'Esprit Saint, parvient au Père.

    En tant qu'instrument servant à compter, qui scande la progression de la prière, le chapelet évoque le chemin incessant de la contemplation et de la perfection chrétiennes. Le bienheureux Bartolo Longo voyait aussi le chapelet comme une « chaîne » qui nous relie à Dieu. Une chaîne, certes, mais une douce chaîne; car tel est toujours la relation avec Dieu qui est Père. Une chaîne “filiale”, qui nous accorde à Marie, la « servante du Seigneur » (Lc 1, 38) et, en définitive, au Christ lui-même qui, tout en étant Dieu, s'est fait « serviteur » par amour pour nous (Ph2,7).

    Il est beau également d'étendre la signification symbolique du chapelet à nos relations réciproques; par lui nous est rappelé le lien de communion et de fraternité qui nous unit tous dans le Christ.

    Début et fin

    37. Dans la pratique courante, les manières d'introduire le Rosaire sont variées, selon les différents contextes ecclésiaux. Dans certaines régions, on commence habituellement par l'invocation du Psaume 69[70]: « Dieu, viens à mon aide; Seigneur, à notre secours », comme pour nourrir chez la personne qui prie l'humble conscience de sa propre indigence; dans d'autres lieux, au contraire, le Rosaire débute par la récitation du Credo, comme pour mettre la profession de foi au point de départ du chemin de contemplation que l'on entreprend. Dans la mesure où elles disposent bien l'esprit à la contemplation, ces formes et d'autres semblables sont des usages également légitimes. La récitation se conclut par la prière aux intentions du Pape, afin d'élargir le regard de celui qui prie aux vastes horizons des nécessités ecclésiales. C'est justement pour encourager cette ouverture ecclésiale du Rosaire que l'Église a voulu l'enrichir d'indulgences à l'intention de ceux qui le récitent avec les dispositions requises.

    En effet, s'il est ainsi vécu, le Rosaire devient vraiment un parcours spirituel, dans lequel Marie se fait mère, guide, maître, et elle soutient le fidèle par sa puissante intercession. Comment s'étonner du besoin ressenti par l'âme, à la fin de cette prière dans laquelle elle a fait l'expérience intime de la maternité de Marie, d'entonner une louange à la Vierge Marie, que ce soit la splendide prière du Salve Regina ou celle des Litanies de Lorette ? C'est le couronnement d'un chemin intérieur, qui a conduit le fidèle à un contact vivant avec le mystère du Christ et de sa Mère très sainte.

    La répartition dans le temps

    38. Le Rosaire peut être récité intégralement chaque jour, et nombreux sont ceux qui le font de manière louable. Il parvient ainsi à remplir de prière les journées de nombreux contemplatifs, ou à tenir compagnie aux malades et aux personnes âgées, qui disposent de beaucoup de temps. Mais il est évident – et ceci vaut d'autant plus si on ajoute le nouveau cycle des mysteria lucis – que beaucoup ne pourront en réciter qu'une partie, selon un certain ordre hebdomadaire. Cette répartition hebdomadaire finit par donner aux différentes journées de la semaine une certaine « couleur » spirituelle, comme le fait de manière analogue la liturgie avec les diverses étapes de l'année liturgique.

    Selon l'usage courant, le lundi et le jeudi sont consacrés aux « mystères joyeux », le mardi et le vendredi aux « mystères douloureux », le mercredi, le samedi et le dimanche aux « mystères glorieux ». Où insérer les « mystères lumineux »? Considérant que les mystères glorieux sont proposés deux jours de suite, le samedi et le dimanche, et que le samedi est traditionnellement un jour à fort caractère marial, on peut conseiller de déplacer au samedi la deuxième méditation hebdomadaire des mystères joyeux, dans lesquels la présence de Marie est davantage accentuée. Ainsi, le jeudi reste opportunément libre pour la méditation des mystères lumineux.

    Cette indication n'entend pas toutefois limiter une certaine liberté dans la méditation personnelle et communautaire, en fonction des exigences spirituelles et pastorales, et surtout des fêtes liturgiques qui peuvent susciter d'heureuses adaptations. L'important est de considérer et d'expérimenter toujours davantage le Rosaire comme un itinéraire de contemplation. Par lui, en complément de ce qui se réalise dans la liturgie, la semaine du chrétien, enracinée dans le dimanche, jour de la résurrection, devient un chemin à travers les mystères de la vie du Christ, qui se manifeste dans la vie de ses disciples comme le Seigneur du temps et de l'histoire.


    CONCLUSION

    « Rosaire béni de Marie, douce chaîne qui nous relie à Dieu »

    39.Ce qui a été dit jusqu'ici exprime amplement la richesse de cette prière traditionnelle, qui a la simplicité d'une prière populaire, mais aussi la profondeur théologique d'une prière adaptée à ceux qui perçoivent l'exigence d'une contemplation plus mûre.

    L'Église a toujours reconnu à cette prière une efficacité particulière, lui confiant les causes les plus difficiles dans sa récitation communautaire et dans sa pratique constante. En des moments où la chrétienté elle-même était menacée, ce fut à la force de cette prière qu'on attribua l'éloignement du danger, et la Vierge du Rosaire fut saluée comme propitiatrice du salut.

    Aujourd'hui, comme j'y ai fait allusion au début, je recommande volontiers à l'efficacité de cette prière la cause de la paix dans le monde et celle de la famille.

    La paix

    40. Les difficultés que la perspective mondiale fait apparaître en ce début de nouveau millénaire nous conduisent à penser que seule une intervention d'en haut, capable d'orienter les cœurs de ceux qui vivent des situations conflictuelles et de ceux qui régissent le sort des Nations, peut faire espérer un avenir moins sombre.

    Le Rosaire est une prière orientée par nature vers la paix, du fait même qu'elle est contemplation du Christ, Prince de la paix et « notre paix » (Ep 2,14). Celui qui assimile le mystère du Christ – et le Rosaire vise précisément à cela – apprend le secret de la paix et en fait un projet de vie. En outre, en vertu de son caractère méditatif, dans la tranquille succession des Ave Maria, le Rosaire exerce sur celui qui prie une action pacificatrice qui le dispose à recevoir cette paix véritable, qui est un don spécial du Ressuscité (cf.Jn 14,27; 20,21), et à en faire l'expérience au fond de son être, en vue de la répandre autour de lui.

    Le Rosaire est aussi une prière de paix en raison des fruits de charité qu'il produit. S'il est bien récité comme une vraie prière méditative, le Rosaire, en favorisant la rencontre avec le Christ dans ses mystères, ne peut pas ne pas indiquer aussi le visage du Christ dans les frères, en particulier dans les plus souffrants. Comment pourrait-on fixer, dans les mystères joyeux, le mystère de l'Enfant né à Bethléem sans éprouver le désir d'accueillir, de défendre et de promouvoir la vie, en se chargeant de la souffrance des enfants de toutes les parties du monde? Comment, dans les mystères lumineux, pourrait-on suivre les pas du Christ qui révèle le Père sans s'engager à témoigner de ses « béatitudes » dans la vie de chaque jour? Et comment contempler le Christ chargé de la Croix et crucifié sans ressentir le besoin de se faire le « Cyrénéen » de tout frère brisé par la souffrance ou écrasé par le désespoir? Enfin, comment pourrait-on fixer les yeux sur la gloire du Christ ressuscité et sur Marie couronnée Reine sans éprouver le désir de rendre ce monde plus beau, plus juste et plus proche du dessein de Dieu?

    En réalité, tandis qu'il nous conduit à fixer les yeux sur le Christ, le Rosaire nous rend aussi bâtisseurs de la paix dans le monde. Par sa caractéristique de supplication communautaire et insistante, pour répondre à l'invitation du Christ « à toujours prier sans se décourager » (Lc 18, 1), il nous permet d'espérer que, même aujourd'hui, une “bataille” aussi difficile que celle de la paix pourra être gagnée. Loin d'être une fuite des problèmes du monde, le Rosaire nous pousse à les regarder avec un œil responsable et généreux, et il nous obtient la force de les affronter avec la certitude de l'aide de Dieu et avec la ferme intention de témoigner en toutes circonstances de « l'amour, lui qui fait l'unité dans la perfection » (Col 3,14).

    La famille: les parents...

    41. Prière pour la paix, le Rosaire est aussi, depuis toujours, la prière de la famille et pour la famille. Il fut un temps où cette prière était particulièrement chère aux familles chrétiennes et en favorisait certainement la communion. Il ne faut pas perdre ce précieux héritage. Il faut se remettre à prier en famille et à prier pour les familles, en utilisant encore cette forme de prière.

    Si, dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, j'ai encouragé même les laïcs à célébrer la Liturgie des Heures dans la vie ordinaire des communautés paroissiales et des divers groupes chrétiens,39je désire faire la même chose pour le Rosaire. Il s'agit de deux voies de la contemplation chrétienne qui ne s'opposent pas, mais se complètent. Je demande donc à ceux qui se consacrent à la pastorale des familles de suggérer avec conviction la récitation du Rosaire.

    La famille qui est unie dans la prière demeure unie. Par tradition ancienne, le saint Rosaire se prête tout spécialement à être une prière dans laquelle la famille se retrouve. Les membres de celle-ci, en jetant véritablement un regard sur Jésus, acquièrent aussi une nouvelle capacité de se regarder en face, pour communiquer, pour vivre la solidarité, pour se pardonner mutuellement, pour repartir avec un pacte d'amour renouvelé par l'Esprit de Dieu.

    De nombreux problèmes des familles contemporaines, particulièrement dans les sociétés économiquement évoluées, dépendent du fait qu'il devient toujours plus difficile de communiquer. On ne parvient pas à rester ensemble, et les rares moments passés en commun sont absorbés par les images de la télévision. Recommencer à réciter le Rosaire en famille signifie introduire dans la vie quotidienne des images bien différentes, celles du mystère qui sauve: l'image du Rédempteur, l'image de sa Mère très sainte. La famille qui récite le Rosaire reproduit un peu le climat de la maison de Nazareth: on place Jésus au centre, on partage avec lui les joies et les souffrances, on remet entre ses mains les besoins et les projets, on reçoit de lui espérance et force pour le chemin. 

    ... et les enfants

    42. Il est beau et fécond également de confier à cette prière le chemin de croissance des enfants. Le Rosaire n'est-il pas l'itinéraire de la vie du Christ, de sa conception à sa mort, jusqu'à sa résurrection et à sa glorification? Il devient aujourd'hui toujours plus ardu pour les parents de suivre leurs enfants dans les diverses étapes de leur vie. Dans notre société de technologie avancée, des médias et de la mondialisation, tout est devenu si rapide, et la distance culturelle entre les générations se fait toujours plus grande. Les messages les plus divers et les expériences les plus imprévisibles envahissent la vie des enfants et des adolescents, et pour les parents il devient parfois angoissant de faire face aux risques qu'ils courent. Il n'est pas rare qu'ils soient conduits à faire l'expérience de déceptions cuisantes, en constatant les échecs de leurs enfants face à la séduction de la drogue, aux attraits d'un hédonisme effréné, aux tentations de la violence, aux expressions les plus variées du non-sens et du désespoir.

    Prier le Rosaire pour ses enfants, et mieux encore avec ses enfants, en les éduquant depuis leur plus jeune âge à ce moment quotidien de « pause priante » de la famille, n'est certes pas la solution de tous les problèmes, mais elle constitue une aide spirituelle à ne pas sous-estimer. On peut objecter que le Rosaire apparaît comme une prière peu adaptée au goût des adolescents et des jeunes d'aujourd'hui. Mais l'objection vient peut-être d'une façon de le réciter souvent peu appliquée. Du reste, étant sauve sa structure fondamentale, rien n'empêche, pour les enfants et les adolescents, que la récitation du Rosaire –que ce soit en famille ou en groupes – s'enrichisse de possibles aménagements symboliques et concrets, qui en favorisent la compréhension et la mise en valeur. Pourquoi ne pas l'essayer? Une pastorale des jeunes qui n'est pas défaitiste, mais passionnée et créative – les Journées mondiales de la Jeunesse m'en ont donné la mesure! – est capable de faire, avec l'aide de Dieu, des choses vraiment significatives. Si le Rosaire est bien présenté, je suis sûr que les jeunes eux- mêmes seront capables de surprendre encore une fois les adultes, en faisant leur cette prière et en la récitant avec l'enthousiasme caractéristique de leur âge.

    Le Rosaire, un trésor à redécouvrir

    43. Chers frères et sœurs! Une prière aussi facile, et en même temps aussi riche, mérite vraiment d'être redécouverte par la communauté chrétienne. Faisons-le surtout cette année, en accueillant cette proposition comme un affermissement de la ligne tracée dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, dont de nombreuses Églises particulières se sont inspirées dans leurs projets pastoraux pour planifier leurs engagements dans un proche avenir.

    Je m'adresse à vous en particulier, chers Frères dans l'épiscopat, prêtres et diacres, et aussi à vous, agents pastoraux engagés dans divers ministères, pour que, en faisant l'expérience personnelle de la beauté du Rosaire, vous en deveniez des promoteurs actifs.

    Je m'en remets aussi à vous, théologiens, afin qu'en menant une réflexion à la fois rigoureuse et sage, enracinée dans la Parole de Dieu et attentive au vécu du peuple chrétien, vous fassiez découvrir les fondements bibliques, les richesses spirituelles et la valeur pastorale de cette prière traditionnelle.

    Je compte sur vous, les consacrés, hommes et femmes, appelés à un titre particulier à contempler le visage du Christ à l'école de Marie.

    Je me tourne vers vous, frères et sœurs de toute condition, vers vous, familles chrétiennes, vers vous, malades et personnes âgées, vers vous les jeunes: reprenez avec confiance le chapelet entre vos mains, le redécouvrant à la lumière de l'Écriture, en harmonie avec la liturgie, dans le cadre de votre vie quotidienne.

    Que mon appel ne reste pas lettre morte! Au début de la vingt-cinquième année de mon Pontificat, je remets cette Lettre apostolique entre les mains sages de la Vierge Marie, m'inclinant spirituellement devant son image dans le splendide sanctuaire qui lui a été édifié par le bienheureux Bartolo Longo, apôtre du Rosaire. Je fais volontiers miennes les paroles touchantes par lesquelles il termine la célèbre Supplique à la Reine du Saint Rosaire: « Ô Rosaire béni par Marie, douce chaîne qui nous relie à Dieu, lien d'amour qui nous unit aux Anges, tour de sagesse face aux assauts de l'enfer, havre de sécurité dans le naufrage commun, nous ne te lâcherons plus. Tu seras notre réconfort à l'heure de l'agonie. À toi, le dernier baiser de la vie qui s'éteint. Et le dernier accent sur nos lèvres sera ton nom suave, ô Reine du Rosaire de Pompéi, ô notre Mère très chère, ô refuge des pécheurs, ô souveraine Consolatrice des affligés. Sois bénie en tout lieu, aujourd'hui et toujours, sur la terre et dans le ciel ».

    Du Vatican, le 16 octobre 2002, début de la vingt-cinquième année de mon Pontificat.

    JOHN PAUL II


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  • Au XIII° siècle, la ville de Douai, comme le reste des Flandres, était désolée par les blasphèmes des Stadingnes qui, non contents de se révolter contre toute autorité légitime, mêlaient leurs erreurs antisociales des erreurs religieuses, niant entre autres le dogme de la présence de Jésus Christ dans l’Eucharistie.

    Non seulement ils adhéraient aux fausses doctrines répandues par l’hérésiarque Béranger vers la fin du XI° siècle, mais encore, et ce fait est constaté par la bulle de Grégoire IX qui les condamna, "ils recevaient à l’Eglise le Corps du Sauveur dans la Sainte-Communion, et, le conservant jusqu’en leur demeure, ils commettaient sur lui toutes sortent d’abominations sacrilèges".

    Voici qu’elle fut la réponse du Ciel à ces excès d’hérésie. Nous empruntons le récit du miracle à un témoin oculaire, Thomas de Cantimpré, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, évéque suffragant de Cambrai:

    "Au temps de Pâques, dit-il, un prêtre qui venait de donner la Sainte Communion au peuple dans l’église des Chanoines de Saint Amé, vit avec effroi qu’une Hostie se trouvait sur le sol. Il se mit à genoux et voulut recueillir le corps de Jesus Christ, mais aussitôt, d'elle-même, l’Hostie s’éleva en l’air et alla se placer sur le purificatoire.

    Le prétre pousse un cri, il appelle les chanoines; et ceux-ci, accourus à sa voix, aperçoivent sur le linge sacré un Corps plein de vie sous la forme d’un charmant Enfant. On convoque le peuple; il est admis à contempler le prodige et tous les assistants, sans distinction, jouissent de cette vision céleste.

    Averti de cet évènement par le bruit qui s’en répandit bientòt, je me rendis à Douai. Arrivé chez le doyen de Saint-Amé, dont j’étais très particulièrement connu, je le priai de me faire voir le miracle. Il y consent et donne ses ordres pour me satisfaire.

    On ouvre le Ciboire; le peuple accourt, et peu après que le Ciboire fut ouvert, chacun de s’écrier: "Le voici, je Le vois !le voici ! je vois mon sauveur!". J’étais debout, frappé d’étonnement: je ne voyais que la forme d’une Hostie très blanche, et pourtant ma conscience ne me reprochait aucune faute qui pût m’empécher de voir, comme les aufres, le Corps sacré.

    Mais cette pensée ne m’inquiéta pas longtemps, car bientôt je vis distinctement la face de Notre Seigneur Jésus-Christ dans la plénitude de l’âge. Sur sa tête était une couronne d’épines et du front coulaient deux gouttes de sang qui descendaient sur chaque joue.

    A l’instant, je me jette à genoux, et j’adore en pleurant. Quand je me relevai, je n’aperçu plus ni couronne d’épines, m gouttes de sang, mais je vis une face d’homme, radieuse et éblouissante de beauté, vénérable au-delà de tout ce qui peut s’imaginer.

    Elle était tournée à droite, en sorte que l'oeil droit se voyait à peine. Le nez était long et droit, les sourcils arqués, les yeux très doux et baissés; une longue chevelure descendait sur les épaules, la barbe, que le fer n’avait point touchée, se recourbait d’elle-méme sous le menton, et, près de la bouche, qui était très gracieuse, elle s’amincissait.

    Le front était large, les joues maigres, et la tête ainsi que le cou qui était assez long, s’inclinaient légèrement. Voilà le portrait, et telle était la beauté de cette face très douce.

    En l’espace d’une heure, on voyait ordinairement le Sauveur sous différentes formes: les uns l’ont vu étendu sur la Croix; d’autres, comme venant juger les hommes; d’autres, enfin, et c’est le plus grand nombre, le virent sous la forme d’un Enfant."

    Il n’est pas resté d’autre récit contemporain du miracle. Mais l’auteur des "Annales de Flandres", Buzelin, mort à Lille, en 1626, nous fait connaître quelques détails que Thomas de Cantimpré passe sous silence.

    Il consulta, comme il le dit, les manuscrits de la collégiale, et il y trouva que le miracle arriva le jour même de Pâques; le prêtre qui distribuait la Sainte Communion était le curé de la paroisse, et, au moment du prodige, les chanoines étaient au choeur occupés à réciter l’office. C’était par conséquent, vers neuf heures du matin.

    Quand Thomas de Cantimpré demanda à voir l’Hostie miraculeuse, on appela le peuple au son de la cloche, et ce fut en présence d’une foule nombreuse que le Ciboire fut ouvert. Le miracle eut lieu, non sur le Maître-Autel, mais dans la chapelle latérale, à droite en entrant par le grand portail.

    Il dura plusieurs jours, se renouvelant chaque fois que la Sainte Hostie était exposée à découvert; tous ceux qui entraient dans l’église en étaient témoins; mais la transfiguration miraculeuse ne s’opérait pas pour tous sous la méme forme.

    L’authenticité du miracle ne serait-elle appuyée ni sur le témoignage de Thomas de Cantimpré, ni sur celui de Buzelin, que la tradition seule suffirait pour en établir une preuve péremptoire.

    Un monument incontestable de cette tradition, c’est l’Hostie miraculeuse dont le culte constant et si populaire ne peut avoir d’autre origine que l’évènement de 1254.

    Il est certain, en effet, qu’en l’année 1356, c’est-à-dire un siècle après l’apparition, la mémoire du Saint Sacrement de Miracle se célébrait déjà; la fête avait lieu le mercredi de Pâques, et le document qui en fait foi indique que cet usage existait depuis longtemps.

    De plus, la Confrérie instituée en souvenir du prodige, et qui s’appelait "Confrérie du Saint -Sacrement", n’est-elle pas également un monument traditionnel d’une valeur indéniable? Il est donc impossible d’élever contre la vérité du miracle de 1254 un doute tant soit peu fondé.

    Mais qu’est devenue l’Hostie miraculeuse qui reçut les hommages de tant de générations? Elle fut conservée dans la Collégiale de Saint-Amé jusqu’à l’époque de la Révolution.

    "Les derniers témoins oculaires viennent de disparaître - lisons-nous dans un opuscule publié en 1875 - mais à la dernière procession jubilaire de 1855, plusieurs vivaient encore; et on en trouverait par milliers à Douai qui les ont entendus raconter qu’ils avaient, comme leurs devanciers, vénéré l’Hostie miraculeuse offerte à leurs hommages tous les ans, pendant l’octave de la fête, sur une table placée au milieu de la nef de la Collégiale, dans une boite d’argent que l’on portait attachée à l’Ostensoir dans les processions."

    Ce fut la Révolution qui brisa violemment les saintes traditions eucharistiques de la Collégiale de Saint-Amé. En 1790, l’église fut fermée, et trois ans après elle fut livrée au pillage. On brisa les vases sacrés, et les reliques conservées là depuis près de dix siècles, devinrent la proie des flammes.

    Des forcenés se ruèrent sur l’autel, brisèrent le tabemacle et ouvrirent la pyxide d’argent qui renfermait l’Hostie du miracle. Mais Dieu ne permit point ce dernier sacrilège: le Ciboire était vide, des mains pieuses avaient sauvé l’Auguste Sacrement.

    Quant à la vieille basilique, elle fut vendue en 1798 à des fripiers de Lille, qui la démolirent. Quand la paix fut rendue à l’Eglise, le culte du Saint-Sacrement de Miracle fut remis en honneur dans la paroisse Saint Jacques et chaque année, au jour assigné par l’ordinaire, les fidèles de Douai se font un pieux devoir d’accompagner l’adorable Eucharistie qui va prendre place, pour quelques instants, sur le reposoir élevé à l’endroit méme ou fut autrefois le sanctuaire de l’église Saint-Amé.

    En 1854, on crût avoir retrouvé l’Hostie miraculeuse parmi d’autres reliques, renfermées dans un petit coffret en bois servant, depuis 1805, de piédestal au Crucifix d’une chapelle de l’église Saint-Pierre. L’Hostie, portant tous les caractères du Moyen-Age, était accompagnée d’un billet qui attestait que c’était vraiment le sacrement de Miracle sauvé en 1793.

    L’Hostie fut gardée dans un lieu décent: un tabernacle de l’église de Saint Pierre. Puisse le Ciel faire bientôt une lumière complète sur ce point, et empécher qu’on ne laisse plus longtemps dans les ténèbres et l’oubli cet objet si précieux aux yeux de la foi, ce monument de l’une des plus grandes merveilles eucharistiques, ce gage de grâces célestes toutes spéciales pour la ville de Douai."

    [Permis d’imprimer - Cambrai, 12 Novembre 1928 - E.Deschrever, V.G.]


    Textes extraits de gesuiti.it





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  • UN EVENEMENT FONDATEUR En dépit de bien des difficultés, l’abbé Noailles avait fondé la Sainte-Famille, en 1820.

    Le 3 février l822, comme il était retenu par son ministère, à la paroisse Sainte-Eulalie. L’abbé Delort le remplaça pour donner la Bénédiction du Saint Sacrement, dans la chapelle des Sœurs, rue Mazarin, à Bordeaux.

    Pendant vingt minutes. les participants purent contempler, se substituant à l’hostie exposée pour l’adoration, le buste d’un homme jeune, au visage lumineux, très beau, s’inclinant avec bonté vers l’assemblée recueillie et paisible.

    Milady Peychaud ne vit rien, mais entendit Quelqu’un lui dire : "Je suis Celui qui suis..."

    Avec la prudence des Autorités religieuses, à l’annonce de pareils événements, Mgr d’Aviau, archevêque de Bordeaux, réservant son opinion, chargea le vicaire général Barrés de procéder à l’enquête la plus minutieuse. Les témoignages recueillis, sincères, humbles, concordants, l’inclinèrent à reconnaître l’authenticité du prodige.

    Fortifiée par la manifestation visible de la présence divine dans l’Eucharistie, et la paix succédant aux angoisses des débuts, la Sainte-Famille se développa rapidement. Attentive aux appels du Seigneur, elle essaya de faire face aux innombrables nécessités de l’après-Révolution française.

    Aujourd’hui, la Famille de Pierre-Bienvenu Noailles est une famille spirituelle et apostolique : la vocation baptismale de ses membres s’épanouit et s’exprime dans des formes diverses. Elle comprend : des Religieuses contemplatives et apostoliques, des Séculières consacrées, des Prêtres et des Laïcs associés. La Sainte-Famille de Bordeaux est présente en Afrique, en Amérique, en Asie et en Europe.


    ATTESTATION DE M. L’ABBÉ DELORT

    Je soussigné ancien desservant de la paroisse de Barie et maintenant prêtre habitué de la paroisse Sainte-Eulalie de Bordeaux" n’ayant d’autre intention que celle de me conformer à la volonté de Dieu, en publiant la faveur insigne qu’il a daigné accorder à l’établissement des Dames de Lorette, ayant été moi-même témoin de ce prodige, malgré mon indignité, j’atteste et j’affirme devant le Seigneur mon Dieu la vérité des faits contenus dans la présente déclaration :

    Monsieur l’abbé Noailles, Supérieur de l’Institut de Lorette. n’ayant pu aller lui-même donner la Bénédiction à la Communauté de Lorette et m’ayant prié de le remplacer à ce sujet, je me suis rendu dans la maison de ces Dames, le 3 de ce mois, dimanche de la Septuagésime, à quatre heures du soir. Dès que je fus arrivé, je me disposai à donner la Bénédiction. A cet effet, j’exposai le Saint Sacrement ; mais à peine avais-je terminé le premier encensement, qu’ayant porté les yeux sur l’Ostensoir ; je n’aperçus plus les saintes Espèces que j’y avais placées ; mais au lieu des apparences sous lesquelles Nôtre-Seigneur daigne se cacher ; je le vis lui-même au milieu du cercle qui lui servait de cadre comme un portrait peint en buste ; avec cette différence que la personne paraissait vivante.

    Sa figure était très blanche et représentait un jeune homme d’environ trente ans, extraordinairement beau. Il était revêtu d’une écharpe de couleur rouge foncé. Il s’inclinait de temps en temps à droite et devant.

    Frappé de ce prodige et ne pouvant en croire mes yeux, je crus d’abord que ce n’était qu’une illusion ; mais le miracle continuant, et ne pouvant plus rester dans cette incertitude, je fis signe à l’enfant qui tenait l’encensoir de s’approcher de moi. Je lui demandai s’il n’apercevait rien d’extraordinaire. II me répondit qu’il avait déjà aperçu le même prodige et qu’il l’apercevait encore. Je l’engageai alors à faire prévenir la Supérieure. Il en parla à la sacristine, qui, frappée elle-même de ce spectacle et absorbée par les sentiments qu’il lui inspirait, ne put s’acquitter de la commission qui lui était donnée.

    Pour moi, anéanti et prosterné contre terre, je ne levais les yeux que pour m’anéantir davantage en la présence du Seigneur. Je versais des larmes de joie, de reconnaissance et de confusion. Le prodige subsista pendant toute l’hymne du Saint Sacrement, durant le "Domine Salvum fac", le cantique, les oraisons, et lorsque le cantique fut fini, montant à l’autel je ne sais comment, car il me semble que je n’aurais plus ce courage en ce moment, je pris dans mes mains l’ostensoir et donnais la bénédiction, contemplant toujours notre divin Sauveur que je tenais visiblement entre mes mains.

    Ayant donné aux Dames de Lorette cette bénédiction, qui sera sans doute bien efficace pour leur établissement, je posai l’ostensoir sur l’autel ; mais lorsque je l’ouvris, je ne vis plus que les saintes Espèces dont Nôtre-Seigneur venait de s’envelopper dès que la bénédiction avait été donnée. Tout tremblant et versant encore des larmes, je sortis de la chapelle, étonné du calme qui s’y était observé durant un prodige si long, mais que j’ai attribué depuis à l’état d’anéantissement où chacun, ainsi que moi-même, avait été plongé, comme à l’incertitude que devait causer un spectacle trop extraordinaire pour qu’on ne craignît pas l’illusion.

    A peine fus-je hors de la chapelle que toutes les personnes de la maison m’environnèrent, me demandant si j’avais vu moi-même le prodige qui les avait frappées et me faisant plusieurs questions à ce sujet. Je ne pus leur dire que ces mots : "Vous avez vu Nôtre-Seigneur, c’est une faveur insigne qu’il vous a accordée afin de vous rappeler qu’il est réellement avec vous ; de vous porter à l’aimer toujours davantage et à pratiquer toujours les vertus qui vous ont attiré une si grande grâce."

    Je me retirai chez moi et, durant toute la nuit, je ne pus que songer au prodige dont je venais d’être témoin. Le lendemain, lundi, étant allé à la paroisse Sainte-Eulalie et y ayant trouvé M. l’abbé Noailles, je lui fis part, ainsi qu’à quelques autres personnes, de ce miracle, quoique j’eusse résolu de n’en parler à qui que ce fût, croyant devoir m’appliquer ces paroles de Jésus-Christ : "Vide. nemini dixeris". Mais l’enfant qui encensait et quelques étrangers qui se trouvaient dans la chapelle de Lorette, ayant rendu compte de ce qu’ils avaient vu ainsi que moi, j’ai pensé que le Seigneur voulait que j’appuyasse leur témoignage.

    Quelques-uns ont ajouté foi à mon récit, quelques autres m’ont traité de visionnaire. Quoi qu’il en soit, je déclare ce que j’ai vu, ce que j’ai, pour ainsi dire, touché de mes propres mains, et quoique mon témoignage soit de peu de poids, je me regarderais comme le plus ingrat et le plus coupable des hommes si je le refusais pour attester la vérité.

    En foi de quoi. (Signé) DELORT, prêtre. Bordeaux, le 5 février 1822


    ATTESTATION DE L’ENFANT DE CHŒUR

    Ayant coutume d’aller à Lorette, le dimanche, pour servir le prêtre qui donne la Bénédiction, j’y suis allé le dimanche de la Septuagésime ; lorsque le prêtre eut mis le Saint Sacrement sur l’autel, je vis que l’ostensoir était tout brillant là où l’on met l’hostie : l’hostie n’y était plus, mais à la place je vis un buste et une tête qui s’approchait de la vitre.

    J’étais bien surpris ; quand M. Delort me demanda si je voyais, je lui dis que oui. Je vis bien que c’était un miracle et j’étais tout tremblant. Ça dura toute la bénédiction ; quand M. Delort sortit de la chapelle, tout le monde vint lui demander ce que c’était, et il dit que c’était Nôtre-Seigneur. Je lui ai demandé s’il ne tremblait pas, il me dit que ça lui donnait de la force. J’ai dit tout à maman et à M. Renaud le soir même ; j’étais tout tremblant.

    (signé) Jean DEGRETEAU Bordeaux, le 8 février 1822.

    Jean Degreteau devint marin et négligea la foi chrétienne. Cependant, à 40 ans, il répondit avec énergie à qui doutait du miracle de 1822 : "Ce que j’ai vu, je l’affirmerai toujours."



    ATTESTATION DE LA SUPÉRIEURE DE LA MAISON DE LORETTE

    Je soussignée, Supérieure indigne de la Maison de Lorette, atteste que le dimanche de la Septuagésime, troisième jour de ce mois ; ayant eu le bonheur de recevoir la bénédiction dans la chapelle de Notre-Dame de Lorette, et ayant osé. contre mon ordinaire, porter mes regards sur la sainte hostie, je m’aperçus que les espèces étaient remplacées par Nôtre-Seigneur Jésus-Christ lui-même : je ne voyais que sa tête et son buste ; il était comme encadré dans le cercle de l’ostensoir, mais il se penchait de temps en temps du côté où j’étais, et alors son visage semblait sortir hors du cercle qui l’environnait.

    J’ai vu en outre des lumières éclatantes de chaque côté, et à peine les eus-je aperçues qu’elles tombèrent en gerbes et se dissipèrent ; préoccupée de cette vision pendant l’hymne du Saint Sacrement, le "Salvum fac regem", les oraisons et le cantique, et sentant au dedans de moi une grande ferveur, je me disais : Oh ! que je serais contente si c’était réellement mon Dieu qui voulût se montrer à découvert ! Que je serais heureuse de le voir !... Mais comme j’avais souvent formulé ce désir, je craignais que ce ne fût une illusion, et cependant je voyais toujours Nôtre-Seigneur sous la même forme. J’étais si occupée de sa présence que je n’ai aperçu ni l’effet qu’elle produisait sur le prêtre et sur les autres, ni le mouvement que l’on se donnait pour me faire savoir ce qui se passait. ni la démarche de la sacristine que l’enfant avait prévenue et qui ne me fit aucun rapport.

    Je me retirai dans ma chambre sans avoir parlé à personne ; étant descendue un moment après, plusieurs personnes m’ayant environnée pour me raconter ce qu’elles avaient vu, je connus bien alors que je ne m’étais pas trompée et je bénis Nôtre-Seigneur de la grâce qu’il venait d’accorder à notre pauvre maison, bien résolue d’en profiter pour l’aimer davantage et pour le servir avec plus de zèle que je ne l’avais fait ; car je me suis rendue bien coupable devant Dieu et surtout par la manière dont je me suis comportée envers Lui dans le Sacrement de son amour.

    J’atteste toutes ces choses en présence de Jésus, Marie et Joseph, afin que nos sœurs conservent le souvenir d’une si grande faveur, qu’elles s’excitent à une grande dévotion envers notre Sauveur et qu’elles aient un grand courage pour travailler à leur œuvre, bien persuadées que Nôtre-Seigneur est toujours avec nous sous les espèces eucharistique. Si quoique nous ne puissions pas toujours le voir des yeux du corps, comme il m’a fait la grâce de le voir, malgré que j’en fusse bien indigne.

    En foi de quoi ; (signé) A ; NOAILLES/ Supérieure de la Maison de Lorette ; Bordeaux, le 6 février l822.


    Textes provenant du site sur l’Adoration Perpétuelle www.french.acfp2000.com


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